Le Monde
22 décembre 1999

Bernard Kudlak, Monsieur Plume

Jean-Louis Perrier

LORSQU’IL a fallu se donner un nom, il y a seize ans, Plume a été choisi par les fondateurs du cirque "parce qu’il suscitait moins de désaccord que les autres". Depuis, il s’est imposé. Dans les exercices, les thèmes et les têtes. Sur scène et dans la salle. Et si l’ange "sans dieu fixe (SDF) " de leur nouveau spectacle Mélanges-opéra plume perd un peu ses ailes en route, c’est sans doute pour suggérer que le privilège de voler est mieux partagé qu’il n’y paraît. Monsieur Plume, c’est Bernard Kudlak, quarante-cinq ans, fils d’ouvrier chez Peugeot, d’une famille polonaise émigrée en Franche-Comté dans les années 20. Pour qui cherche un commencement, il aime à évoquer cette projection d’Andreï Roublev, de Tarkovski, au lycée de Mulhouse. une révélation qui lui coupe le chahut. Mais qu’on ne lui parle pas de Montbéliard au milieu des années 70 "Un enfer". Il le dit pour tous : "Le monde était ailleurs. Tous les ailleurs possibles et certains de mes amis y ont laissé leur peau. Les illusions d’un changement extraordinaire étaient encore présentes." Il est vaguement étudiant en chimie à Besançon. Assez pour manifester son opposition à l’armée au moment de la loi Debré. Mais le seul parti où Bemard Kudlak et les siens se reconnaissent alors est celui d’une fanfare vaguement jazz. Un bon moyen d’être toujours au cœur de la fête. Le Bread and Puppet vient de laisser sur lui une marque, intense. Entre Woodstock et le Larzac scintillent les ampoules du Grand Magic Circus " Enfin un théâtre charnel, qui donnait du corps au spectacle. " les saltimbanques et leurs techniques l’ont convaincu. Il choisit la jonglerie. seul un livre pour enfants en expose les rudiments : " Nous n’étions pas vingt alors à nous y intéresser contre dix mille aujourd’hui " Le pas est sauté : à trois (fil, jonglerie et cracheur de feu), ils prennent pour la première fois la route " avec l’idée de remonter une tradition à la Fracasse, en posant chaque jour le tapis dans un nouveau lieu " Et ça marche. Au début des années 80, ils seront au rendez-vous de la Falaise des fous, dans un moment qui s’avérera fondateur : " Tous les embryons des arts de la rue et du nouveau cirque étaient là " Bernard Kudlak et ses compagnons sont dans cette " magie des commencements " où il est encore possible d’apprendre en apprenant. Sa femme, Brigitte Sepaser, est sur le fil tandis qu’il jongle. Cela s’appelle naturellement Amour, jonglage et falbalas

"SERVICE PUBLIC"
En 1983, le Cirque Plume naît. Il a son chapiteau, son camion. Matériel non homologué. État limite. Une subvention inattendue du conseil régional leur permet de partir. ils font tout : l’artistique comme le mécanique. " Même la magie de pousser des charrettes dans la boue nous excitait " Pas un village où le public manque au rendez-vous. Le sculpteur Szekely leur a prêté des objets, le photographe Yves Perton a commencé de les suivre : " L’idée du cirque comme chose globale est déjà là ". En 1986, ils passent victorieusement l’épreuve d’Avignon. Quatre spectateurs le premier soir, huit le second, et un peu plus chaque jour. les acheteurs suivent. le "frémissement" se traduit par des embauches : chef technique, administrateur, et les registres du cirque qui leur manquaient. ils sont devenus employeurs. Et rencontrent leurs premiers conflits. "On représente l’histoire, en fondateurs du mouvement nos idées sur le cirque n’ont pas bougé. Elles sont issues d’une époque ou le mythe du cirque était plus réel que Sa réalité. les choses étaient mûres pour changer, Dans les années 70, il y avait une demande d’art populaire. À travers les vieux briscards de l’éducation populaire, nous retrouvions l’idéal de Vilar Nous sommes dans leur succession en nous revendiquant cirque de service public. Bien que nous nous autofinancions à 87%. C’est important qu’il reste des espaces populaires où on puisse partager. D’autant plus que la ségrégation sociale, culturelle en France reste importante. Il faut des spectacles qui puissent passer à travers ces cloisonnements. " Puis les chapiteaux grandissent, les enfants naissent, les caravanes deviennent plus confortables. Avec une quarantaine de permanents, Plume est toujours dans Plume, même Si Bernard Kudlak : n’est plus en scène Avec le cirque, ils continuent de vouloir aller plus haut, plus fort, plus vite, et avec Plume plus profondément, plus doucement et plus lentement, La fanfare accompagne toujours leur univers de poésie : " Dans la construction, c’est le montage qui m’importe, pas la narration. Chaque séquence est aussi importante que l’ensemble. Et les résonances entre elles plus décisives que la logique. Notre spectacle ne s’appelle pas Mélanges pour rien. "