Cirque. Les rêves de Plume à travers le chemin des banquistes

Texte de Bernard Kudlak pour les rencontres « Etats Généreux du Cirque » organisées par le Cheptel Alaikoum à l’Espace Cirque d’Antony (92) en janvier 2016.

Mythologie des banquistes

Le cirque fut longtemps un spectacle marginal par essence.
En des lieux éphémères, bâtis par des artistes particuliers.
Lieux de frange, de fange, de foire, de fables, d’ineffable.
Socialement, il fut un sous-espace social fréquenté par des infréquentables. Il continue à l’être dans notre imaginaire contemporain.

En France, le mot « cirque », est dépréciatif : « Arrête de faire ton cirque ! Ce n’est pas du cirque ici… », « Le football, c’est du spectacle, ce n’est pas du cirque » a déclaré un jour Michel Platini, il y a longtemps (mais ce mot de non-esprit, cité dans la presse, est resté gravé dans ma mémoire). Ces expressions sont largement employées dans le langage courant exprimant l’ostracisme social qui frappe ces formes d’expression artistique.
Désignant le cirque comme un art de boniments, d’illusion, de faux, de mensonges, de pagaille, exercé par des incultes, analphabètes, conduit et construit par des filous, des escamoteurs, des camps-volants, des bravaches et des charlots.

Au cours des siècles, des populations et tribus nomades qui faisaient des tours, montraient des ours ou des singes, sautaient par-dessus des bancs (d’où le nom de banquiste ou de saltimbanque), mélangés à des aventuriers, des belles perdues, des rouliers de sacs et de cordes, des comédiens et des vagabonds, formaient une caste sociale fermée aux codes mystérieux.
L’historien du cirque, Henry Thétard, parle de la « ténébreuse existence de ceux qui, au long des siècles, ne furent que les pauvres enfants de la balle, les errants sans feu ni lieu, si souvent persécutés par l’Eglise, et maréchaussée, le bourgeois qui tient à sa respectabilité, le paysan qui tient à ses poules ». Il distingue deux catégories de ces voyageurs : les banquistes et les romanis.

Leurs spectacles exaltaient la beauté et l’anormalité, la force et la fragilité, une société de diamants posés sur un tas de fumier.
La cruauté faisait aussi partie de ce monde étrange et n’est pas pour rien dans l’attirance mythologique de ce monde de loups et de chiens sans colliers. Les persécutions qui accompagnent les loups, les nomades et les hommes libres ne leur furent pas épargnées.
Ajoutons que ces troupes mêlaient à leurs virtuosités acrobatiques, les baratins, la divination, un soupçon de sorcellerie et semblaient avoir connaissance de l’avenir et des autres mondes.
Ainsi se construisait la mythologie de ce qui sera le cirque, celle des bateleurs, des funambules, jongleurs, montreurs d’animaux, acrobates, banquistes, magiciens de tout acabit.

1768 le cirque moderne

Plus tard, exista une classe intermédiaire de soldats, d’officiers démobilisés faisant démonstration, qui leur force, qui leur bravoure, qui leur intrépidité, qui leurs muscles et leur beauté, ou leurs tatouages et enfin, au-dessus du panier, leur science du cheval. En 1768, Philip Astley, un soldat anglais vétéran de la guerre de sept ans (qui vit la France perdre ses colonies américaines au profit de l’empire britannique), écuyer émérite, inventa un spectacle de chevaux mélangés à des bouffons et des bateleurs créant ainsi le premier cirque moderne.
Dans ces spectacles, le premier clown apparut : un pauvre minable de valet qui tombait des chevaux ou des ânes sur lesquels il voulait monter pour imiter les puissants cavaliers. Rires de la chute et de la prétention et de l’insolence du palefrenier. Rires du pendu des dominés. Les femmes inventèrent leur monde en équilibre sur un trapèze, un cheval ou une corde, si créatives, si présentes, si fortes que Théophile Gautier se désolait tant son admiration et son désir étaient contrariés, voire enrayés, par la peur qu’il ressentait devant leur force physique et leur puissance.
Les spectacles de ce genre fleurirent…

A la fin du XIXe siècle, les ménageries issues des colonisations apparurent au cirque.
Au faîte de sa gloire, le cirque emmena le monde entier aux portes des cités.
La science, la beauté, les monstres, les héros et les déesses qui risquaient leur vie chaque jour devant un public ébahi souvent espérant une chute ou une dévoration.
On présenta les peuples vaincus et leurs coutumes. Souvenons-nous de Sitting Bull chef et médecin Lakota Hunkpapas (Sioux), vainqueur du général Custer, devenu attraction foraine.
Triomphe romain de l’Occident. Instruction des foules. Prestige. Fortune. Frissons. Beauté.
Mais aussi ridicule, fragilité et poésie. Le clown pour équilibrer tant de perfections montrées. Pour ne jamais oublier les temps toujours présents de la faim (Chaplin, Buster Keaton nous en donneront les suites cinématographiques de leurs frères de piste).
Le cirque installe pour très longtemps son imaginaire et ses images.
Les artistes, poètes, peintres, écrivains le célèbrent. Les cinéastes ont participé, et pas qu’un peu, à développer cet imaginaire.

Rêves de Plume

Et cet imaginaire devint notre imaginaire, fondateurs du Cirque Plume, nous ne connaissions pas vraiment le vrai cirque quand nous avons commencé, mais nous avions intégré toute sa poésie, sa mythologie. Aussi pour les trente ans de la compagnie voici ce que nous avons écrit :
« Nous avons été la jeunesse qui essaya d’inventer d’autres modèles. Nos désirs étaient sans limites. Le temps de l’espoir fut celui de notre adolescence. Nos rêves se sont pliés au réel, mais nous ne les avons pas abandonnés.
À la lumière de cette réalité, nous avons, au début des années quatre-vingt, décidé de créer un établissement de cirque, pour mettre en jeux ces rêves-là. L’humanité barbare avait triomphé et régné sans partage peu avant notre naissance ; nous cherchions la poésie, la fragilité, l’humilité, la responsabilité, la joie et le partage du vivant. Par absolue nécessité.
Nous avons choisi les arts du cirque pour les trésors artistiques et oniriques qu’ils nous apportent. Pour ce qu’ils ont de transversalité, parce que la sensibilité du spectateur importe plus que ses connaissances et références scolaires et culturelles. Ils nous ont été accessibles aussi parce que les moins porteurs de discrimination sociale.
Et disons-le, à ce moment-là on donnait le cirque pour obsolète, pour mort. On a profité des soldes…
"Tempus Fugit ? une ballade sur le chemin perdu" (2013)

A nous, enfants du pays de Montbéliard, Sochaux ou de Besançon, le cirque répondait parfaitement à notre désir d’être ailleurs. En marge. Ensemble. Nous renouions avec la réalité et l’imaginaire de la marginalité du cirque d’avant-guerre, d’avant la télévision, d’avant la variété télévisuelle.

Nos parents, nos grands-parents, ont eu faim, on été exploités, rejetés, méprisés comme ouvriers, prolétaires, certains comme étrangers. Nous ne l’oublions pas.
Sur nos gradins, nos grands-parents, nos aïeux, déchirés par un siècle de racisme, de barbarie, de guerre et d’horreur, pourraient toujours trouver une place où ils ne seraient pas socialement « de trop », ni « pas à leur place ». Chacune et chacun, quelle que puisse être son origine sociale, aux spectacles du Cirque Plume est chez lui.
Ainsi avons-nous pu réunir sous nos chapiteaux en plus des amoureux inconditionnels de cet art, un nouveau public pour le cirque. Dans la joie du partage poétique et marrant d’une commune humanité qui ne l’est pas tous les jours (hélas si souvent ni commune, ni marrante).
Dans cette marge et en ces collectifs, naissaient (et naissent toujours) des esthétiques nouvelles pour le cirque.
En ces mêmes temps, les lieux de formation aux arts du cirque se multipliaient. Beaucoup d’enfants ont fréquenté dès l’enfance des écoles de cirque de loisirs (nous en avons ouvert une), vu les premiers spectacles du cirque nouveau, puis certains furent élèves de prestigieuses et excellentes écoles officielles. Ils sont devenus (avec d’autres) les artistes et créateurs du cirque contemporain. Talentueux et virtuoses.
Ces nouveaux artistes composent des nouvelles formes. La puissance de vie et d’invention des arts du cirque continue, s’enrichissant et enrichissant les autres formes d’art du spectacle. Cette richesse est réjouissante.
Tous ne partagent pas cet avis.
Certains commentateurs affirment que le cirque traditionnel est la seule forme pouvant prétendre au titre. D’autres demandent impérativement au cirque de se conformer aux normes en vigueur de ce qui définit la modernité culturelle en vogue dans les milieux autorisés. Semblables gardiens du temple. Chacun le sien.
Pour nous, le cirque c’est « la nostalgie du paradis ». Et nous l’écrivons en acte dans nos spectacles et en mots :
« Nous cherchons à créer des étincelles, des éveils partagés de moments poétiques. Nous cherchons la beauté que nous offrent si souvent les petits riens quand on sait les cueillir. Nous prétendons à un art du spectacle populaire et sans concession.
Dans son essence, le cirque est utopie, il prétend à retrouver l’état d’avant la chute, quand tout était possible, le temps où nous parlions avec les anges (voilà pourquoi, au cirque, les petits chiens font du vélo, les chevaux savent compter, l’homme est ami du fauve et les trapézistes s’envolent plus loin que leurs désirs de ciel).
Nous cherchons nos inspirations partout, dans la nature, la beauté, la fragilité. La vie.
Voilà pour le fond : le partage poétique. Le partage de moments éveillés avec tous par les moyens de la musique, des arts du cirque et du spectacle, en un poème en acte.
Pour tous. Sans discriminations.
Dossier de création de "Plic Ploc" (2003)

Nous éprouvons dans nos tournées la pertinence de ce chemin.
Nous cherchons ce chemin sans relâche.
Il est notre engagement.
Projet culturel, social et politique pour aujourd’hui : inventer, créer des formes artistiques vivantes, les faire partager non pas dans ce qui nous sépare et nous identifie socialement dans cette séparation (pouvoir, richesse, savoirs, domination, soumission, pauvreté), mais dans ce qui nous qualifie d’humains, de frères, de semblables, d’égaux, de poètes, d’éternels enfants, de désirants, de vivants, d’êtres.
Le cirque, art millénaire, art du présent, du temps immédiat, est un outil contemporain merveilleux pour réaliser cette ambition.
Créateur de passerelles vers d’autres contrées.
Il est un art du lien.
Précieux.
Tous est possible au cirque… la voie est libre.

Bernard Kudlak , directeur du Cirque Plume.
Le 4 décembre 2014