Un entretien avec Bernard Kudlak
Par Nathaniel Herzberg, dans Le Monde (jeudi 27 octobre 2005)

Bernard Kudlak {JPEG}Bernard Kudlak, saltimbanque nouvelle manière

Il fut l’un des pionniers du cirque sans sciure, sans clowns et sans animaux.

Plume, la compagnie qu’il dirige, fait maintenant figure de référence.

Aïe ! Encore le dos. Le sourire illuminé de Bernard Kudlak se fendille. Depuis ce matin, le patron du Cirque Plume traîne une saleté de douleur. Mauvais mouvement en montant dans le camion-bureau garé au milieu des caravanes dans l’espace chapiteau du parc de La Villette ? Coup de froid d’après spectacle, la veille au soir ? Il n’a pas envie d’y penser.
L’un de ses hémisphères est déjà en Franche-Comté, où il repart pour dix jours s’occuper de ses deux filles et de son jardin. "J’ai trois espèces de couleuvres, je suis un homme riche", souffle-t-il. L’autre phosphore encore sur le spectacle qui, depuis le 21 septembre, remplit chaque soir le chapiteau de 1 000 places. Il fait vite les comptes. "Fin novembre, on aura accueilli 50 000 spectateurs." De quoi confirmer ce statut de valeur sûre, qui, dans le milieu du cirque contemporain, colle à la compagnie comme la tunique à la peau d’un acrobate.
Encore que chez Plume les acrobates soient parfois curieusement attifés. Alors le statut ... "C’est vrai qu’on est considérés comme des valeurs sûres." Il en retire même une certaine fierté. "Nous avons 40 permanents, nous sommes autofinancés à 87 %, nous jouons 100 représentations par an, et les spectacles plaisent. On se paye même le luxe de prendre le temps qu’il faut pour chaque spectacle." Il ébouriffe sa tignasse blonde. Son regard clair s’évade. "Mais, fondamentalement, on se sent encore fragiles, comme il y a vingt ans."
Voilà donc le problème. Comment s’assumer leader d’une génération lorsqu’on s’est construit dans la marginalité ? Comment jouer les porte-parole d’une grande famille quand on a toujours bataillé à sa lisière et contesté ses dogmes ? Dès leur naissance, en 1984, la couleur des Plume détonne. Le cirque cultive le mythe de l’errance, Kudlak s’affirme comme un "enfant du pays de Montbéliard". Médrano, Gruss, Bouglione : le chef porte un nom illustre, le sien est inconnu. On y est saltimbanque de génération en génération, lui est fils d’ouvrier et a appris à jongler à 25 ans dans un livre pour enfant.
Circonstance aggravante, il rêve de révolution. "Politique, bien sûr, c’était l’époque", se souvient-il. Mais surtout artistique. Plume s’est en effet mis en tête de revitaliser les arts de la piste en domptant la matière plutôt que les animaux, en soumettant l’exploit à la beauté du geste, en empruntant les "chemins buissonniers" du théâtre, de la danse et de la musique.
Les gardiens du temple circassien sourient d’abord gentiment : "Lorsqu’ils nous croisaient dans un village, ils annonçaient notre spectacle au mégaphone." Il faut dire qu’ils ne menacent pas grand monde. Ils sont huit, quatre "pros" et quatre amateurs. Le conseil régional de Franche-Comté a lâché 80 000 francs de subvention. Ce qui tombe bien, car les gradins se sont écroulés à deux reprises.
Le metteur en scène, c’est déjà lui. Le chef, pas encore tout à fait. L’heure est aux "idéaux d’égalité". Il n’impose rien mais suggère tout. La "ligne poétique" , qui ne les quittera plus. Et deux principes de travail, toujours en vigueur : tout pour le spectacle, et pas de critique sans contre-proposition. "Nous vivions avec le rêve de la route, les images du cirque de Chagall et Fellini, mais on voulait aussi empoigner la matière. La nostalgie du paradis et la peur, la douleur et la prétention au sublime."
Avignon 1986 (off, bien sûr), Besançon 1988, Paris 1991 : les créations se succèdent, les spectateurs et les honneurs suivent. Cette fois, les grandes familles grognent. D’autant que d’autres ­ - Archaos, Les Arts sauts ­ - se sont invités à la table et que le gâteau des subventions se fragmente. Gilbert Edelstein, patron du Cirque Pinder dégoupille. "Il a dit que le cirque, c’était la piste, la sciure, les clowns et les animaux, se souvient Bernard Kudlak. C’était clair : on n’avait rien de tout ça."
Les plumes volent au vent. Mais résistent. Avec un noyau immuable ­ - dont Pierre (le frère), Brigitte (la compagne), Robert (le musicien) et Jean-Marie (le technicien) ­ - autour duquel s’agrègent des électrons, libres par nature, voltigeurs par fonction : "L’acrobatie, ça ne s’apprend pas en deux ans." "Une vraie troupe", résume le patron. Mais encore ? Pirouette. "Disons qu’on ne répète pas les mêmes erreurs. On apprend à déjouer les pièges relationnels."
L’équilibre, peu à peu, s’est imposé. L’air, la terre, le feu et, pour cette dernière création, l’eau sont venus ancrer chaque spectacle dans le réel. A New York, à l’été 2001, un gros climatiseur et son mi bémol un peu faux obligent tous les instrumentistes à se réaccorder. Une goutte d’eau s’en échappe. L’idée germe derrière les yeux éberlués de Bernard Kudlak. Ça sera Plic Ploc, actuellement à La Villette, ses sons, ses notes, ses jets et ses glissades. "Quand il y avait des orages, passé la peur, on finissait toujours par se baigner dans les poches d’eau, sur le chapiteau. La joie de l’incident qui dérange le cours des choses : c’est ça le cirque."
Des incidents, l’ancien jongleur s’est quand même arrangé pour en réduire le nombre. Depuis 1998, il a abandonné la piste. Entre chaque création de Plume, il s’offre une infidélité vers le théâtre, la musique, les spectacles pour enfants. On le consulte, on l’interroge : sur le cirque, mais aussi sur l’économie du spectacle, les intermittents. Inconnu du grand public, il accepte de jouer les gourous culturels. Mais se ménage toujours un peu de temps pour son jardin, ses outils de sculpteur et ses livres. Montaigne sur la table de chevet, Barthes et Arendt en sautoir, il nourrit sa deuxième passion : apprendre. "Et comme j’ai la chance d’avoir peu de mémoire, les choses me paraissent toujours nouvelles."
Pour son prochain spectacle, Bernard Kudlak rêve de "construire quelque chose autour de la lumière comme matière". Saisir l’immatériel. Rapprocher, une fois encore, le réel et le songe, le quotidien et la poésie. Rester fidèle aux principes, mais en abordant des terrains inconnus. Façon aussi de résister aux jeunes qui poussent derrière et à ceux qui, à leur tour, jugent les Plume un peu sages. "Ils nous trouvent trop installés. J’espère qu’ils se trompent, qu’on ne figure pas le passé." Peur de vieillir ? Ses 51 ans répondent à l’unisson. "Non. Vivre tous les moments de ma vie m’importe. Mais vieillir ne me préoccupe pas." Il grimace. "Avoir mal au dos, en revanche, ça oui, ça m’inquiète."

Biographie
19 août 1954 Naissance à Audincourt (Doubs), dans le pays de Montbéliard.
1984 Création du cirque Plume.
1991-1992 Premier gros succès : "No animo mas anima" est joué 223 fois en France et en Europe.
2005 "Plic Ploc", le 9e spectacle de Plume, est présenté jusqu’au 27 novembre, au parc de La Villette, à Paris, puis il partira en tournée en province.