Voldegrues et mordelip (extrait n°4 du 25 mars 2007)

Dimanche 25 mars à 14H55, un vol de grues passe au-dessus de la maison. Le vol est exactement orienté sud-nord, une vingtaine d’oiseaux. Soixante millions d’années. Les grues sont sur la terre depuis 60.000.000 d’années. Émoi. L’observation d’un vol de migration de si grands oiseaux te fait toucher la terre. Passant au-dessus de nous à une rapidité étonnante, leur ombre ressuscite l’idée qu’on a de la planète.
La pensée "tout n’est pas perdu" s’inscrit dans la beauté de leurs cous tendus vers le but de chaque printemps : le lieu des amours et de la reproduction. En regardant cet étonnant spectacle offert, chacun se sent plus vivant, plus éternel.
À Paris, il y a plus de probabilité de les voir et les entendre chaque année que dans notre pays du Jura. En Franche-Comté, j’ignorais même qu’elles passaient.
Elles ont dû entendre dire que c’était le plus beau pays du monde et ont eu envie de le survoler.

Dans le plus beau pays du monde, autrefois il y avait une usine, une usine de montres appelée "Lip", du nom de son fondateur Fred Lip. Cette usine de Besançon était le fleuron de l’horlogerie française.
Le film "Les lip, l’imagination au pouvoir" de Christian Rouaud (qui sort en ce moment sur vos écrans) retrace cette épopée. Et c’est pour cela que j’en parle. Allez le voir, c’est vraiment super !
Alors, pour ceux qui n’ont pas encore vu ce film… l’histoire de Lip :
L’usine bisontine, qui était socialement en pointe, fut mise en difficulté par la fantaisie de son patron, jusqu’à ce que, par un jeu capitaliste, une entreprise suisse en prit le contrôle et voulut licencier une grosse partie du personnel. Celui-ci s’y opposa, se mit en grève, mit de côté un trésor de guerre (montres et liquidités).
Les ouvriers reprirent le travail sous le contrôle et la gestion d’une assemblée générale de l’ensemble des salariés et firent tourner l’usine en payant tous les salariés.
Cette belle histoire faillit réussir pleinement. Après quelques irritations du pouvoir pompidolien, un peu de baston, des manifs et des discours, un jeune centralien rocardien, Claude Neuschwander, réussit à présenter un plan de redressement viable.
Il le mit en œuvre, réembaucha tous les travailleurs dans le temps prévu par le plan et remplit les carnets de commandes. Lip relevait la tête. La grande compétence de ses ouvriers et le talent du directeur avaient porté ses fruits : on pouvait alors prévoir que le développement d’une nouvelle technologie horlogère, basée sur le quartz et portée par Lip, assurerait le chemin du développement et du succès à notre ville, notre région et notre pays.
Mais le 19 mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing fut élu Président de la République.
Giscard (on dit Giscard, il était "peuple", il s’invitait chez l’habitant pour leur jouer de l’accordéon !) voulait moderniser la France, en faire une "société libérale avancée".
Chirac fut son Premier ministre : il a trahi Chaban-Delmas pour cela, puis il trahira Giscard dans le dos, pour pouvoir devenir Président à son tour, dans un autre avenir.
Il a réussi, mais, à mon humble avis, quand cet avenir est devenu un présent, ça n’a pas été un cadeau !

Lip marchait donc de nouveau vers le succès dans une France libérale avancée. Une-deux, une-deux, liberté chérie ! Mais liberté de quoi donc ? Nous y venons.
Le Président de la République, son Premier ministre et le Ministre de l’industrie décidèrent d’écraser l’entreprise Lip. Et ils le firent. Ils l’assassinèrent. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Jean Charbonnel, Ministre (du développement industriel) gaulliste qu’on ne peut guère soupçonner de dérives gauchistes.
Comment firent-ils pour écrabouiller cette expérience réussie de reprise économique ? Simplement en retirant à l’entreprise le marché de l’équipement en horloges des automobiles Renault, entreprise nationalisée, sur ordre du Ministère de l’industrie. Du jour au lendemain, sans prévenir. Ce contrat représentait une grosse partie des commandes de l’usine.
Puis l’État refusa de verser une subvention de 4.000.000 de francs, qui avait pourtant été promise.
L’entreprise Lip ne pouvant pas du jour au lendemain faire face à cette agression caractérisée du gouvernement Chirac et de la société libérale avancée de Giscard, elle fut mise en liquidation.
Merci les gars ! Défendons le travail et la vertu !
"Les Lip" furent licenciés. Plus tard, certains continuèrent des projets coopératifs. Mais comme il l’est écrit à la fin du film, "ceci est une autre histoire"...

J’ai trouvé sur Internet cet avis de Michel Rocard, qui suivit toute l’affaire :
"NEUSCHWANDER a arraché à RIBOUD que Lip, devenue filiale de BSN, échappe aux procédures habituelles de contrôle des comptes hebdomadaires. On s’est aperçu des mois plus tard qu’il avait échoué à remettre en place un réseau commercial. C’était l’impasse financière ! La générosité de RIBOUD ne tenait que si la rentabilité de l’entreprise se confirmait. C’est là que je suis en désaccord avec la conclusion du film. RIBOUD avait combattu le patronat réactionnaire, au nom de quoi aurait-il voulu casser Lip pour se débarrasser d’une image encombrante ? Je reconnais avoir accepté, navré, que RIBOUD mette fin aux fonctions de Neuschwander". (*)
Ce dernier n’a pas cet avis et affirme, avec Charbonnel, que le pouvoir a délibérément tué l’expérience Lip.
Il y a une sacrée question en suspend : pourquoi assassiner Lip ?
Certains ont pensé que les Lip avaient donné un mauvais exemple de gauchisme et que le pouvoir, ayant peur de la contagion, avait décidé d’assassiner cette expérience dont le succès grandissant leur était insupportable.
Je ne pense pas que ce soit exactement ça : les animateurs de Lip n’étaient pas du tout des gauchistes, ni des communistes, à part l’abbé et quelques-uns, mais plutôt des syndicalistes, des militants de l’Action Catholique Ouvrière et surtout des travailleurs qualifiés, excellents professionnels, qui voulaient défendre leur métier et leurs emplois.

Mes parents, chrétiens, maman huguenote et papa catho, militaient à l’A.C.O. et les réunions avaient quelquefois lieu chez nous, dans la cuisine. Le curé était présent et la plupart des hommes entraient avec un béret sur la tête. Avec mon frère Pierre, nous devions aller au lit, c’était l’heure ! Nous nous relevions pour guetter, par la fenêtre de la porte qui séparait la cuisine de notre chambre commune. C’était un mystère, ces hommes et femmes qui discutaient tellement sérieusement…

Mon père était également militant C.F.D.T., comme bien des militants Lip. Je connais bien cette culture. Il allait chaque dimanche à la messe (en latin !) et nous aussi, obligatoire pour les gosses, t’imagines bien ! Nos parents nous avaient acheté, pour l’habit du dimanche, une veste moderne, année 60 avec des fils dorés ! Comme Johnny…
C’étaient pas des gauchistes, les animateurs de la lutte Lip, plutôt des chrétiens progressistes, sauf le curé, Jean Raguenes, un prêtre ouvrier et Dominicain radical : c’était le genre de prêtre engagé vers les pauvres, auxquels le pape Jean Polski a demandé un peu plus tard de la ramener un peu moins. Les théories de la libération lui couraient sur le haricot, à l’ex Saint-Père, futur Saint Jean-Paul !
Et du reste, le trésor de guerre de Lip, les montres et l’argent, était caché chez les curés de Franche-Comté (allez voir le film : l’épisode du curé qui distille en douce, c’est un plaisir…).
La grande manif Lip de septembre 73 a cependant été un haut lieu du gauchisme et du babacoolisme. C’est parce que son père y est allé (j’y étais aussi, bien sûr !) et s’est installé dans la région suite à la manif que Brigitte, mon amoureuse depuis 28 ans, est venue à Besançon et que nous avons pu nous rencontrer quelques années plus tard.
On dit "merci qui ?"
Les Lip ont été d’une honnêteté et d’une droiture exemplaires, sans faille. Ils ont eu dans leurs mains des centaines de millions de francs et personne n’a tapé dans la caisse, même pas pour financer un parti politique ou les voyages en avion de sa femme.
Ces millions de francs ont servi à payer les ouvriers. Autant de sous uniquement pour payer des ouvriers ? Les Lip montraient au monde entier que les hommes avaient plus d’importance que l’argent.
Ces valeurs ont-elles été si intolérables à Giscard le libéral avancé et à Chirac, son premier vizir ? On se le demande !

Il fallait écrabouiller (je ne trouve pas de meilleur terme) ces ouvrières et ouvriers qui prétendaient au travail bien fait, à la solidarité, à l’inventivité, à l’imagination au pouvoir, qui se battaient pour leur outil de travail, leur savoir-faire, pour leur avenir, leurs enfants, leurs familles et qui n’ont même pas piqué dans la caisse.
C’était non seulement incompréhensible, mais absolument impardonnable. Et de la part du pouvoir (comme le dit Neuschwander), pour faire peur à la partie progressiste du patronat et lui faire comprendre que l’État ne suivrait plus ses "conneries sociales". Les temps avaient changé.
Neuschwander et Charbonnel le disent dans ce film, ils en sont écœurés aujourd’hui encore.
Et nous, on sort du film la colère au ventre.

Chirac/Giscard n’ont pas commis de vengeance, mais ils ont "juste" mis en mouvement l’anéantissement de la classe ouvrière, ses espoirs, ses valeurs, sa force : ils appelaient ça "moderniser la France". Ils ont réussi.
Aujourd’hui, pour aligner des dividendes, les entreprises, bloquées par la dictature de l’actionnariat, n’ont plus besoin d’ouvriers, mais d’esclaves précaires. Et si possible "loin d’où j’habite, ça fait moins sale et ça rapporte plus" : en Chine, ailleurs en Asie, partout dans le monde. Au service des actionnaires et de la finance internationale, la vertu suprême des temps modernes.
En France, on dit aux travailleurs devenus précaires, aux chômeurs, aux millions d’exclus, qu’ils ne servent plus à rien et qu’ils ne serviront plus jamais à rien. Pas dans les mots, certes, mais dans les actes, chaque jour.

C’est trop sensible un artiste : je m’étais juré de ne pas parler des élections et de leurs candidats. Mais la saloperie (y’a pas d’autre nom) contre LIP remise à jour avec ce documentaire, ajouté au ministère "National-Sarkosyste" de l’émigration… je suis un peu vénère !
D’ailleurs, à ce propos… le maire de la commune de Venère en Haute-Saône a donné sa signature à Le Pen, c’est dans le Journal Officiel.
Je ne pense pas que Sarko soit fasciste ou raciste, je suis certain que c’est un vrai républicain, un libéral tendance néo-conservateur américain, ce qui est son droit absolu et vive la démocratie ! Combattons les idées, pas les hommes.
Mais ratisser aussi large, et surfer sur le vide identitaire, sur le dos des émigrés, des étrangers et des français minoritairement visibles, ça me gonfle… mais ça me gonfle !
Remarque… "Mi-truand", en 81, dans le même registre" je ratisse", avait parlé de "rupture avec le capitalisme". C’était balaise ! Il nous prenait pour des cons, mais rien à voir avec un ministère des bouffées haineuses !
N’oublions jamais qu’à chaque autorisation donnée par un homme politique d’être xénophobe en associant identité et émigration, il y a toujours au bout un(e) malheureu(se)x qui le paye dans son corps, dans sa vie et quelquefois de sa vie.
Alors, gardons au cœur les valeurs des Lip : soyons des humains honnêtes, droits et solidaires avec les femmes et les hommes et la planète.
Je me demande bien pour qui vous allez voter… Faites pas les cons, qu’on soit pas emmerdés !

Dans le film, on voit Piaget qui déjeune dans sa cuisine, son repas est constitué d’une assiette de riz blanc, d’une moitié de pomme, et d’un verre d’eau. Pas cher ! (Pas bon non plus !)
Ce repas d’ascète me renvoie aux agapes municipales du couple Chirac à la mairie de Paris : avec 4.000 francs de frais de bouche par jour pour les deux, on imagine que leurs merdes ne doivent pas avoir la même odeur...

Pendant l’affaire LIP, j’étais étudiant à l’I.U.T. de chimie à Besançon.
Je ne suis jamais allé dans l’usine occupée, à Palente. Je suivais avec intérêt la saga dans Libération, le journal de Sartre avec qui je me suis trompé (aujourd’hui, j’aimerais mieux avoir raison avec Aron, c’est l’âge ! Soyons précis : j’adhère aujourd’hui plutôt à l’idée d’une morale de responsabilité qu’à une morale de conviction). J’allais aux manifs et je suis passé une fois ou deux au Gymnase Jean Zay (où les Lip se sont installés quand leur usine a été occupée par les forces de l’ordre).
De toute façon, les étudiants qui allaient dans les usines prêcher la bonne parole, fascinés par la "lutte ouvrière", étaient plutôt les fils des bourgeois. Parce qu’à l’époque, les fils d’ouvriers n’étaient pas étudiants - enfin pas beaucoup.
L’usine, l’apologie du prolétaire, merci bien ! Camarades, je vous le laisse ! Nous autres, fils d’ouvriers, en ces temps patriarcaux, la dictature du prolétariat, on l’avait à la maison…
J’essayais plutôt de faire du théâtre. La révolution, elle me faisait envie, je la voyais rigolote, anarchiste, marrante, sexuelle, artistique, poétique, plutôt façon Jerry Rubin (1ère version) que Joseph Oulianov Djougachvili ! Plus tard, j’ai lu Hanna Arendt. Elle explique bien !
Et puis mon héritage, il fallait que je me le construise…
En regardant le film des Lip, j’ai eu la conviction intime, profonde, que le projet et la réalité du Cirque Plume est de même nature que celle du combat des Lip. Nous défendons les mêmes valeurs que Burgy, Piaget, Vitot, Jeanningros, et les dames Demougeot, Datervelle et Pierre Emile, pour ne citer que les "leaders" qui parlent dans ce film magnifique. Les mêmes espoirs. L’abbé dominicain communiste Raguenes et Neuschwander le patron P.S.U. compris…

Pendant le film, j’ai compris que cette conviction intime allait encore plus loin, que le lien entre Lip et le Cirque Plume est un lien qui révèle ma fidélité aux valeurs de mes parents.
Je le crois et ça me touche profondément.
La vie aurait pris un détour immense pour me faire accomplir, dans une sphère très lointaine de celle de mes origines sociales, la réalisation de leurs valeurs fondamentales (celles des militants ouvriers chrétiens d’après-guerre) : ces valeurs de droiture, d’honnêteté, de solidarité, de respect de l’être humain, de liberté et de résistance…
Ça alors ! C’est une révélation ? On va dire comme ça ! Que les valeurs cathos, fussent-elles de gauche, reviennent dans ma vie en entrant par la fenêtre, à l’occasion d’un film sur Lip, ça me fait plutôt rigoler ! C’est extra, la mémoire…
Merci Lip.
Et chers parents c’est aussi une façon de vous dire que je vous aime que de vous rendre hommage pour ce bel héritage.
J’embrasse tout le monde.
C’est une journée lumineuse…

Bernard Kudlak

(*) D’après un article de la lettre N°107 Socialisme et Démocratie. Reprise d’un article du Monde daté du 21/03/07 à l’occasion de la sortie du film "LIP, l’imagination au pouvoir".