Cercle d’enfer (2 janvier 2003) par Bernard Kudlak

Préambule : ce texte n’appartient au processus de création de "Plic Ploc" que de loin …mais je pense que vous pouvez être intéressé par sa lecture, puisqu’il s’agit d’un texte sur notre approche du cirque, sa définition et la place de l’artiste par rapport à son art.
Bonne lecture. Et si vous avez un avis, faites m’en part…

CERCLE D’ENFER.

Ben, on en raconte sur le cirque aujourd’hui (et pas seulement à cause du marronnier de Noël, toujours bien décoré !) : Hors Les Murs et son organe officiel "Arts de la piste" a donné le ton, revue dans laquelle, par ailleurs pendant des années, a été boycotté le Cirque Plume.
Ça avait commencé fort : cinq mois à guichets fermés à la Villette et pas une ligne sur le spectacle dans "Arts de la piste". Mais à ce jour, le boycott n’est plus en vigueur.
"Vous n’avez pas besoin de nous !" m’a expliqué un jour, son directeur.
C’est vrai que c’est gênant les gens qui n’ont pas besoin de vous. Comment voulez-vous exister avec des gens comme ça ?
Car il s’agit d’exister.

Chacun a écrit sur le cirque, des numéros spéciaux sur le sujet, de plusieurs revues, ont été publiés. En se pompant joyeusement (honteusement ?) les unes les autres, d’ailleurs, toutes inspirées par "Arts de la piste".
Ces derniers temps, c’est : "Beaux arts magazine" qui fait un numéro "le cirque et les arts".
Comme d’habitude, ce sont presque toujours les mêmes qui sont publiés : Machin, "du ministère" cite Truc "du ministère"… on avance, on avance…
N.B. : "du ministère" ne signifie pas forcément qu’"on" y travaille.
Cela signifie en être.
C’est comme on dit "de l’institut" : Mon frère travaille à l’institut ! Il est savant ? Non, il est dans un bocal…
"Du ministère", tant que ce n’est pas dans un bocal… Justement c’est dans un bocal : le triangle des Permutes : Hors les murs - Le CNAC de Chalons - la Villette.
Un milieu qui partout "est", qui partout impose sa vision du cirque, qui partout, qui partout…
(Moi-même, quand j’organise une rencontre sur le cirque, j’invite ces spécialistes-là, et j’en suis très heureux, vous voyez que ce n’est pas simple…).
De plus, les opinions qui fondent ces écrits sur le cirque sont souvent exprimées par des gens qui sont partie prenante du processus de développement du cirque : fonctionnaires de la culture, diffuseurs, programmateurs…
Juge et partie, c’est déjà risqué (cependant et malgré tout, on peut tout de même se réjouir que ce soient les acteurs d’un secteur qui en parlent !). Mais "juge et partie, et il n’y a que nous qu’on parle", je pense que c’est un peu beaucoup.
Pour être précis, je ne veux pas empêcher ces derniers d’écrire, de parler, de penser. Que non ! Continuez de faire entendre votre voix, je l’écoute avec attention et plaisir !
Je souhaiterais simplement que les revues soient un peu moins fainéantes, qu’elles cessent de pomper sur ce qui s’est déjà dit, et qu’elles aillent voir elles-mêmes, nous donnent d’autres points de vue, en gros qu’elles fassent leur boulot.
J’aime également entendre la voix des artistes. Tout de même, ce sont eux qui font ce qu’est le cirque, les artistes.
Justement parlons-en aussi, de la voix des artistes et leurs écrits, leurs réflexions.
Aujourd’hui, Johann Le Guillerm. Qui nous met en cause dans "Beaux arts magazine".

Un peu d’histoire…
Premier chapitre : hier.
Dans les années 80, à l’A.N.D.A.C. (Association Nationale de Développement des Arts du Cirque), nous étions quelques cirques nouveaux à gérer cette association en partenariat avec les cirques traditionnels et le ministère de la culture.
Les assemblées générales tournaient systématiquement autour du débat : "Ceci est du cirque, cela n’en est pas".
"Vous, plume, ce que vous faites, c’est pas du cirque !", me disait tel ou tel directeur ou directrice de "vrai" cirque.
Pour différentes raisons :
- soit que notre piste ne mesurait pas treize mètres,
- soit que nous n’avions pas de chevaux,
- soit que nous n’avions pas de clown blanc,
- d’acrobate,
- de volant ou pas de sciure, de nez rouge, ou que sais-je encore…
"C’est pas du cirque" nous dit un jour un "ami du cirque", parce que nos camions et caravanes n’étaient pas correctement disposés autour du chapiteau…
Puis, chemin faisant, la plupart ont admis que le cirque nouveau est aussi le cirque : nous n’avons pas besoin de l’aval de quiconque pour faire ce que bon nous semble mais enfin… bienvenus au club !
L’état, par le ministère de la culture que ce mouvement alors naissant et fort prometteur intéresse, crée une école nationale. Le C.N.A.C., Centre National des Arts du Cirque, l’école de Châlons, pour faire simple.
Quelques années après l’ouverture de cet établissement pédagogique de cirque, j’assistai au spectacle de sortie d’une promotion, dans lequel jouaient ceux qui créèrent le cirque "O".
Alexis Gruss me dit à la sortie qu’il ne savait pas si cela -ce genre de spectacle- pouvait être du cirque, tant les artistes s’enlaidissaient et proposaient un spectacle noir et sombre.
Il me vint alors à l’esprit une phrase de Stéphane Zweig dans "la confusion des sentiments" qui m’avait marqué, et qui disait en substance "les jeunes gens de 20 ans sont tellement beaux qu’il est nécessaire qu’ils s’enlaidissent tant leur beauté sublime leur est insupportable".
C’est exactement ce que j’avais ressenti dans le beau spectacle que je venais de voir. Dont je ne doutais pas qu’il fut "de cirque".
Aujourd’hui, ironie rigolote, je lis que Johann Le Guillerm (qui jouait, magnifiquement, dans le spectacle dont je viens de parler) reprend à son compte les assertions des anciens directeurs de cirque traditionnel, qui voulaient que la frontière entre ceux qui en sont et ceux qui ne sauraient en être soit fermée, et surtout nettement délimitée.

Un peu de présent :
Deuxième chapitre : aujourd’hui :
Extraits de "Beaux arts magazine", une interview de Johann Le Guillerm, par Jean-Michel Guy chercheur ingénieur au ministère de la culture et la communication :
JM. Guy : - Un match de foot, une corrida, un meeting de Le Pen au centre d’une piste, est-ce du cirque ?"
J. Le Guillerm : - Oui
JM. Guy : - Les spectacles du Cirque Plume (…) joués sur une scène (…) est-ce du cirque ?
J. Le Guillerm : - Non, c’est du spectacle frontal ! (…) du théâtre acrobatique, du cabaret (…)
Envies de frontières.
Pour l’heure, par le cercle.
Les frontières. Les étrangers.
Dans le cercle et hors du cercle.
Comme les chinois : "l’empire du milieu", tout ce qui n’est pas au centre est un barbare.
Etranges propos, mon cher Johann. Etranges propos que ceux-là, qui veulent définir leurs étrangers…
Etranger, je l’ai porté plus qu’il ne faut, pour ne guère supporter les exclusions, les ostracismes, fussent-ils rhétoriques .
En lisant cet interview, j’ai tout de suite pensé à cet excellent William Zavatta directeur du cirque "Zavatta fils", membre de l’ANDAC, qui s’était fait une spécialité de présenter ses spectacles, sous chapiteau, sur une scène. Cet homme plein d’humour goûtera à sa juste valeur les propos de l’ancien élève de Châlons, l’informant que, de toute sa vie, il n’a pas fait du cirque, mais du spectacle frontal.
C’est con ! Va falloir repeindre les camions ! "Spectacle Frontal Zavatta fils" ! Ça a de la gueule ! Un malheur, ça va faire un malheur !

Nous sommes donc nommément mis en cause : réfléchissons et cherchons à comprendre.

A propos des propos de Johann, je comprends que l’on cherche à définir son propre travail.
On pourrait s’interroger sur ce qui pousse les uns et les autres à toujours vouloir définir le cirque, à l’inscrire dans un espace rigoureusement clos du champ sémantique, mais cela ne m’intéresse pas ici (Notons que l’acceptation la plus utilisée du mot "cirque" est dans la formule "faire le cirque", ce qui signifie en clair : "créer le désordre ou la pagaille". Pour la statistique sémantique, c’est vite vu !!)

Chacun peut penser ce qu’il veut du Cirque Plume : cela ne nous laisse pas forcément indifférent, mais c’est bien ainsi. En revanche, cette tentative de définition de l’art du cirque par l’exclusion, ne me plait pas. D’autant moins qu’elle vient d’un artiste de cirque.
Dans le meilleur et plus folklorique des cas, elle m’évoque les exclusions et rejets des surréalistes, les oukases de Breton, ou les procès et invectives des uns contre les autres de l’internationale situationniste. Ou les insultes savantes et prétentieuses de la nouvelle vague à l’encontre des cinéastes qui n’en étaient pas (Assassinat des oncles par les neveux !).
Plus grave, elle m’évoque les exclusions de la peinture moderne par le fascisme ou le stalinisme, au nom de la vraie peinture contre la peinture dégénérée…
Dans le pire et le plus tragique des cas, cette démarche d’exclusion s’apparente aux idéologies du racisme, car elle emprunte les mêmes chemins que les théories définissant une identité par le rejet d’une autre.
Définir par l’exclusion n’est pas un procédé très intéressant, mais c’est un procédé, hélas, que l’on connaît très bien.
La difficulté identitaire, le manque ou le vide identitaire, se résolvent souvent par un remplissage de haine, de rejet, d’ostracisme à l’égard de l’autre, du différent, du pas semblable.
C’est un des grands et puissants levier du racisme. Il permet de répondre à deux fantasmes : purifier son identité et éloigner sa peur de l’altérité. Il répond également aux besoins narcissiques de différence et de supériorité.
Je ne dirai pas (car je ne le sais pas) que c’est ce que cherche le directeur du "Cirque Ici", mais nous pouvons lire cela dans ses propos, et cela fait peur.

Comment pouvons-nous lire cela ?
Il me semble que si la définition d’une activité, ne dépend pas de ceux qui la pratique, ni de cette pratique, mais dépend simplement de celui qui la définit, cette définition annihile, annule, exclut, fait disparaître les acteurs de l’activité, et consacre le définisseur comme démiurge tout puissant.
Belle façon d’annuler l’Autre, que de penser que Le Pen fait du cirque, s’il est dans un cercle, pour la seule raison que l’on décide qu’être dans un cercle (faire centre) est la définition définitive de cet activité artistique.
Le cirque serait donc la conséquence des idées de J. Le Guillerm, et non le résultat d’une pratique dont on ne peut pas prévoir à l’avance dans quelles directions elle s’orientera (comme toute relation avec un Autre).
Ce n’est pas sans analogie avec ceux qui voudraient que ce soit l’Académie Française qui décide de la signification et de l’usage d’un mot, et non l’usage qui dicte à l’Académie ce que signifie ce mot.

Ca me laisse rêveur, coté cauchemar. Réveillons-nous. Et disons-le :
- Le Cirque Plume fait du cirque.
- Jean Marie Le Pen ne fait pas du cirque.
- Charles Chaplin n’était pas un dictateur.
- Adolf Hitler ne faisait pas du cinéma.
Le réel fait toute la différence…

Mais -et heureusement- je vois aussi une autre piste pour comprendre l’ostracisme définitoire de Johann à notre égard : celle d’une opposition entre la nostalgie des religions archaïques de type chamanisme, et le fantasme du rejet du monothéisme qui a désacralisé le monde.
Le cercle archaïque contre le face à face biblique.
Rituel dans le cercle sacré de la piste, seul lieu possible de l’univers, contre la représentation iconoclaste du même rituel, sur une scène profane qui ne comporte aucun centre.
Le point contre la ligne.
La présentation contre la représentation.
Une guéguerre de religion en somme.

Depuis un certain nombre d’années, j’émets l’hypothèse (et pas la définition…) que le cirque est, essentiellement, un spectacle qui nous parle de la nostalgie du paradis.
Voilà ce qu’en dit Elliade, de cette nostalgie du paradis : "(c’est) le désir de se trouver toujours et sans effort, au cœur du monde, de la réalité et de la sacralité, et en raccourci de dépasser d’une manière naturelle, la condition humaine et de recouvrer la condition divine, un chrétien dirait la condition d’avant la chute…".
Le mystère, toujours le mystère !!
D’après ce que je comprends, le cercle (et surtout le centre d’içuila) serait une des conditions de se trouver au centre du monde (et de rétablir notre relation à l’univers). Le cirque serait-il, pour l’artiste, une des voies de rédemption d’un monde sans sacré ?
Mais nous ne sommes pas des Papous, ni des indiens amazoniens, ni des Massaï, ou des Taïnos, pas plus que des Chamans sibériens.
Nous sommes des artistes français de 2003.
Et c’est beaucoup ! Car grâce à notre civilisation, à nos accès à la culture, nous avons toute la liberté que nous nous accordons pour exercer notre art.
Le cirque est un spectacle qui met en piste ou en scène des artistes. Il n’est pas un rituel sacré.
Si on passe un sacré bon moment chez Zingaro, le chef de ces zingari-là n’est pas un Chaman rom, mais un grand artiste français, héritier d’une bonne éducation occidentale.
Et alors ? C’est un artiste qui choisit sa vie, ne nous obligeant pas à confondre la vie et sa représentation.
Rimbaud était premier de la classe, et Baudelaire rêvait d’entrer à l’Académie Française.
Autrefois, après sa défaite, Sitting Bull se fit artiste dans un cirque.

Aujourd’hui, certains artistes de cirque rêvent de devenir… chefs indiens… pourquoi pas, si ces derniers n’obligent pas tous les autres artistes à souscrire à ce fantasme.

Notre art du cirque a beaucoup à voir avec les mythologies, les actes sacrés dont il est une version profane et caricaturale (gardant certainement une partie de la vieille peau de nos rites).
Cependant, le cirque n’est pas une religion, pas même une religion dégradée (contrairement à la corrida). Il n’est pas une philosophie, ni un humanisme : c’est un spectacle. Un spectacle de cirque.
Si on peut prendre grand plaisir à son coté "grand messe", il n’est pas la messe. Pas plus que le Mahabarrata de Peter Brook n’est une cérémonie religieuse hindouiste.
Ne confondons pas les approches personnelles du travail artistique et l’art que l’on sert.
Grotowski nous a joué le coup de la religion du théâtre, avec le théâtre laboratoire et son apogée avec la représentation mythique du "Monologue du Prince Constant", mais le théâtre n’en est pas devenu une religion pour autant.
Chaque artiste peut emprunter le chemin qui est le sien dans l’art qu’il pratique, en toute liberté. Il peut développer un art religieux, politique, gastronomique ou astronomique si ça lui chante, je chanterai avec lui cette liberté.
Mais qu’un artiste s’avise de vouloir confondre sa pratique avec l’art qu’il sert, et je déchanterai, car alors il deviendra un bourreau de notre liberté d’exister différemment.
Et par les temps réactionnaires qui courent et les regains de désirs liberticides, soyons vigilants.
Le cirque n’est pas seulement ce pourquoi les hommes le font : il est aussi ce pourquoi les hommes le regardent.
Au centre, ou face à face, ou de haut en bas… ou de bas en haut… dans tous les sens, pour tous les sens… quelle importance !!!

On en raconte, sur le cirque, aujourd’hui.
Peut-être que notre art n’étant pas un art de la parole, nous, acteurs de cet art, avons besoin de parler, de penser, de définir notre pratique, pour ne pas entièrement laisser la pensée sur le cirque, aux spécialistes de la pensée… et du cirque*.
Allez, j’arrête là.

Salut et fraternité, à la prochaine ! Sur lettre, ou dans une représentation de spectacle frontal de Plume en scène (c’est toujours mieux que spectacle frontiste de plomb en piste !).
Et bonne année !!!

Le 2 janvier 2003.
Bernard Kudlak

* P.S. : Je ne résiste pas à mon envie de citer Pascal sur nos écrits et dits, aux uns et aux autres : "La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme qu’un soldat, un goujat, un cuisinier, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs et les philosophes mêmes en veulent, et ceux qui écrivent contre veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit, et ceux qui les lisent veulent avoir la gloire de les avoir lus, et moi qui écris ceci ai peut-être cette envie, et peut être ceux qui le liront…"