Ensorcellement et énervement (extrait n°16 du 14 mai 2003) par Bernard Kudlak

Semaine après les représentations de Salins les Bains :
Après le beau temps, la pluie et après la pluie, le beau temps.
Le plaisir de retrouver notre bon vieux chapiteau, cette e’viel’bête ronronnante.
Le plaisir du mur de spectateurs serrés les uns contre les autres, le cul au sec et au dur des bancs de bois du gradin. Qui vous font face. Qui vous répondent. Qui vous donnent la force d’être. En scène, en piste…en face.
Le plaisir sans pareil d’être avec des amis d’ici et d’ailleurs.
Les représentations salinoises ont été extraordinaires, merveilleuses, un pur bonheur de cirque, de théâtre et d’échange. Des rires et des larmes. Eblouissant.
A tel point qu’à la fin d’une représentation, j’ai pensé : pourquoi ne pas s’arrêter là-dessus ? Sur cette perfection d’émotion, de partage.
A Salins, je sais, j’ai su exactement pourquoi nous faisions ce si beau métier, cet envoûtant métier.
Certes, je l’ai souvent su et mieux encore, éprouvé, mais à Salins les Bains, ce mai là, ce fut le plus vif des moments. Les fruits dorés de notre vie. De nos engagements, de nos choix.
Ce possible être ensemble, entre tous ces gens différents et heureux. Ce besoin de vivre une poésie d’instants, de frottements, fortement. Moment politique, social, citoyen, humaniste, porteur d’un peu de paix. Ne serait-ce que dans l’instant.
Y’en a bien des qui qu’en n’ont pas tant.
Des instants de paix. C’est pas grand chose et c’est beaucoup.
Moi, se dit le Petit Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine.
Nous avons tout doucement marché ensemble vers une fontaine…pendant deux heures.
Ensorcellements…

Je parle beaucoup de bonheur, de paix, certains ironisent un peu là-dessus. La vox populi ne dit-elle pas en sa sagesse "le bonheur c’est comme la santé, un état passager qui ne présage rien de bon". On les emmerde, les croyances.
J’ai apprécié "l’ensorcellement du monde" de Cyrulnik. On y lit page 199 : "Puisque tout organisme sécrète un cannabis de formule chimique très proche de celui des plantes, l’anandamide (mot dérivé d’ananda, "félicité" en sanscrit), il devient possible d’agir sur le cerveau par des moyens chimiques, existentiels ou artistiques".
Artistiques, c’est nous.
La voilà, l’explication des sourires de joie des spectateurs qui sortent de nos représentations : "auto fabrication de cannabis, sécrétion de phénylalanine qui augmente la synthèse de noradrénaline et d’endorphine (morphine sécrétée par le cerveau)".
On en apprend des choses, hein dans les livres ! Voyons plus loin : "Au dessus d’un certain seuil, ces substances stimulent le locus coeruleus qui en réponse sécrète une substance facilitant la douleur physique et même morale".
Mince alors, le dicton stupide cité plus haut, c’est pas une croyance c’est de la biologie, t’y crois pas, on lit toujours une page de trop !
Je comprends maintenant pourquoi quand certains spectacles de cirque nouveaux sont tellement trop géniaux, on éprouve de la douleur morale et même physique à les regarder jusqu’au bout.
Trop de plaisir tue le plaisir. Comme nous explique Luc Ferry quand il coupe les subventions aux enseignements artistiques.
Avec "Plic Ploc", on va essayer de ne pas trop être génial pour pas trop stimuler le locus coeruleus, et en rester aux secrétions de cannabis naturel par les moyens artistiques.
Et si on y arrive pas, on fait quoi ?

La fuite ! Là, faut demander à Laborit : "l’impossibilité d’assouvir un besoin, comme celle d’aboutir au bonheur, suscite l’angoisse par l’intermédiaire, dans l’un ou l’autre cas, de l’inhibition de l’action. Contre cela il n’y a que deux comportements possibles : la fuite ou la lutte".
La nôtre, de fuite, c’est la créativité. Laborit la qualifie "d’étape quelque fois intermédiaire entre la folie ou le suicide" (dans cette autre catégorie de fuite qu’est le suicide, il place l’utilisation des substances psychotropes, dont il dit qu’elles sont plus progressives que la défenestration).
Parlons donc de la catégorie de fuite en cours d’élaboration : "Plic Ploc", spectacle de fuites.

Pasque, nouvelle fraîche : Le casting de "Plic Ploc" est bouclé (bouclé ? Ça fait prison ! Sarkozy ! Garde à vous !).
Reprenons : le casting de "Plic Ploc" est achevé (achevé ? Non, là ça fait abattoir).
Je reprends : le casting de "Plic Ploc" est fini (fini, ça fait fin, non ?).
Recommençons : l’équipe de "Plic Ploc" est au complet.
Ben voilà ! L’équipe de "Plic Ploc" est réunie. Comme ça c’est bon.

Les voici.
Les anciens : Brigitte Sepaser, clarinette saxophone soprano flûtes et équilibres et danses sur on ne sait pas encore quoi exactement, mais plus sur un fil, sur autre chose.
Robert Miny, le Maestro et piano et guitare et déconnades et moutarde derrière les verres de lunettes,
Pierre Kudlak en "Monsieur le régisseur" et au souba et aux diverses clowneries bien à lui,
Alain Mallet à la guitare violon et cordes mais surtout au Oud, instrument dont il est cinglé et qu’il travaille avec autant de passion que la guitare à 15 ans,
Laurent Tellier à la basse et contrebasse,
et acquérant le statut d’ancienne après "Récréation", Sylvaine Charrier, notre fée clochette contorsionniste au sol et en l’air.
Les nouveaux nouveaux :
Presque, pour Patrick Barbenoire, batteur et clown, un sacré personnage qui - hé oui, tout arrive - jouait dans la fanfare avec nous il y a vingt ans et fut remplacé par Jean-Marie Jacquet (que vous avez vu s’envoler sur une contrebasse dans "Mélanges (opéra plume)" et "Récréation") qui, lui, ne jouera plus et s’occupera de la direction technique et de notre "département vidéo".
Aux percussions à la trompette et aux rires, Nicolas Boulet, formé en percussions au conservatoire de musique. Son talent d’acteur, il l’a de naissance, tu peux me croire.
Maëlle Boijoux sera la réparatrice de tous les tuyaux et fuites. Clowne (mon ordi ne sait pas qu’on dit une clowne et une auteure, il est con lui !) et acrobate aérienne. Elle est sortie l’an passé de la promotion du C.N.A.C. de Châlons-en-Champagne.
Quand aux quatre autres artistes, ils ont en commun d’avoir été formés à l’école de cirque de Montréal (comme Christophe Carrasco qui, après six années avec nous, tentera après "Récréation", une aventure de spectacle solo) : il s’agit de Frédéric Arsenault, citoyen québécois, voltigeur danseur et acrobate, de Martin Laliberté, également québécois, acrobate danseur et porteur. Tous les deux forment un couple de main à main et travaillent avec Guy Alloucherie en ce moment.
Les 2 autres sont Mark Pieklo, citoyen des USA, porteur et voltigeur, et Laura Smith, canadienne de Colombie Britannique, danseuse acrobate très clownesque : ensemble ils ont créé un numéro de danse équilibre, et un autre de cadre coréen.
Treize artistes.
Mais il manque Michèle Faivre ? Et oui, elle manque ! Après 20 ans de tournée du Cirque Plume, elle fait une pause pour ce spectacle, mais reviendra bientôt.
Donc plein de voltige et beaucoup de jeux. Plein de musique et beaucoup d’eau…plic ploc.

Mercredi 14 mai.
En lisant les journaux, j’ai compris que j’avais vraiment pris un sacré coup de vieux.
En premier article, j’ai lu que le Sarkozy et le Raffarin piaffent d’imprécations contre la fumette de cannabis, ce produit classé "drogue douce", et pas ou peu contre le tabac et l’alcool, ces produits classés "drogues dures" (dans la même catégorie que l’héroïne ou la cocaïne, mais passons…). Je les trouve gonflés, Laurel et Hardy !
Le deuxième article, venant rebondir sur le premier, c’est dans "Le Canard enchaîné" (du14 mai), où j’apprends que les producteurs de Cognac vont toucher 5 millions d’euros (oui, d’euros…), arrosés par leur ancien Président de région devenu Premier ministre.
Mais alors, je les ai trouvés super gonflés quand j’ai vu, en troisième article, nos duettistes autoriser quarante mille personnes à s’éclater l’hypotalamus à c oup d’ecstasy !!
L’article parlait du déroulement de la première "rave partie" légale. Dans la marne : non pas dans la boue, mais à Marigny, dans le département de la Marne.
Et sous protection de la police, qui plus est !!
Quand j’ai lu ça, au début ça m’a fait rire. Comme j’aurais ri de jubilation, il y a trente ans, appuyé par Huxley, Baudelaire ou William Burroughs (dont les costumes trois pièces m’avaient plus impressionné que ses poèmes !). Juvénile jubilation en voyant, dans cette débandade autoritaire, une victoire de la fête, du et des sens, de la jeunesse et du plaisir. Les deux comiques succombant sous le nombre des fêtards.
Avouez que c’est marrant de faire le joint entre les deux articles.
Puis…plus trop.
Paf ! Coup de vieux. C’est con de penser. Ça gâche ! Parce qu’on devient plus morne et modéré face à ce genre de victoire.
D’abord à cause du nombre, justement : les fêtes de masse, j’ai bien peur que ça me fasse trop peur. Que ce soit pour les matchs O.M.-P.S.G. ou pour les raves, j’aime pas trop. Ceci dit, je ne suis pas obligé d’y aller !
Puis à cause de la consommation : le délire psychédélique en consommation de masse, pas plus. Que ce soit la bière ou l’ecstasy, j’adhère pas (aujourd’hui, mes psychotropes préférés sont plutôt jus de la treille, du coté de la Bourgogne ou du Bordelais mais je ne crache pas sur un St Joseph. J’aime aussi les belles lumières et l’odeur des pommiers en fleur).
Mais bon, chacun son plaisir : si les décibels ne sont pas obligatoires pour ceux qui n’en veulent pas, roulez jeunesse !!
Puis chacun ses fuites : le genre Sarko c’est la lutte sauvage pour le pouvoir, d’autres la défenestration progressive, certains l’écriture d’un journal de bord…

Mais c’est pas fini : ce sont les mêmes journaux (Libé, Le Monde) qui m’ont le plus gâché définitivement ma juvénile rigolade. En trois informations croisées qui résonnent ensemble.
La première me retourne. Elle fait état d’une plainte de la Ligue de Protection des Oiseaux et d’une douzaine d’associations de protection de la nature de Champagne-Ardennes, qui signalent que le terrain où s’est passée cette fête est classée zone à protéger par l’Union Européenne et accueille plusieurs espèces d’oiseaux rares et menacés de disparition sur notre territoire (comme le hibou des marais, l’œdicnème criard, l’engoulevent ou l’outarde canepetière).
En 2001, lors de la précédente édition déjà organisée à Marigny, les oiseaux avaient déserté les lieux en abandonnant leurs couvées. Craintes également pour une flore protégée dont des orchidées, la gentiane d’Allemagne et le lin de Léon (in Le Monde du 6 Mai 2003). A l’heure où on est capable de détourner le tracé d’une autoroute pour préserver une variété rare de scarabées…
C’est pas parce que je suis adhérent depuis longtemps à la L.P.O. que ça m’émeut, mais parce que je suis chagriné que des jeunes qui se rêvent différents se comportent comme le plus borné des chasseurs du Médoc ou de leur égérie, notre roseline ministre de l’écologie : mon plaisir d’abord, et merde aux oiseaux migrateurs, à la nature et aux trésors de la terre.
Le deuxième, c’est l’article sur la rencontre au sommet d’Interpol à Paris pour retrouver les trésors pillés en Irak (j’avais écrit dans la lettre de février que les ricains faisaient la guerre au fait que nos civilisations sont nées là, en Mésopotamie, et non au Texas, sinon ils auraient protégé les musées : c’était pas compliqué à organiser, pas plus compliqué que de protéger le ministère du pétrole, pas pillé du tout !).
Cte rave là, ça m’a fait comme un tout petit pillage des musées de Bagdad : on laisse détruire ce que nous avons de plus précieux au nom des intérêts particuliers d’une petite communauté d’humains assez nombreux ou assez puissants pour imposer leur bon vouloir et leurs fantasmes au mépris du respect et de la défense de la fragilité des trésors du monde (artistique ou biologique).
Et enfin le troisième article nous livre une information qui dit qu’il est possible que dans l’affaire Dutroux en Belgique, le criminel ait acheté la jeune Laetitia Delhez à un certain Nihoul, qu’il aurait payé en …. ecstasy. 1000 pilules d’ecstasy étaient le prix d’achat de Laetitia ! (Libération le 06 mai 03)

Au bout des trois articles, j’étais énervé. Et moins jeuniste.
Toute cette consommation de masse de produits psychotropes interdits finance les mafias du monde entier et les crimes les plus abominables (le commerce des psychotropes légaux enrichit l’état, l’industrie et l’agriculture).
La rave est le mariage des nuisances du consumérisme de la jouissance (défense de moi et ma jouissance d’abord !) et des nuisances mafieuses (faut bien des réseaux pour fabriquer, distribuer et vendre).
L’Etat, en autorisant ce mouvement de masse, a autorisé la destruction d’un environnement fragile : qu’il autorise également les produits psychotropes utilisés (qu’en l’occurrence il n’a pas eu le courage d’interdire physiquement) et ça deviendra le mariage de Walt Disney et de l’industrie pharmaceutique.
Et comme dans tout bizness libéral florissant, il se fait et se fera au préjudice de l’environnement et de toutes les fragilités.
Je suis pour l’organisation des raves parties en pleine zone urbaine et plutôt dans les beaux quartiers, à Clichy par exemple ! Je sais qu’il y a là beaucoup d’espèces protégées, mais des espèces de quoi ? Je vous le demande !
Les raves, c’est pas de la consommation, c’est rebelle ! Libération nous explique (12 août 2002) que "l’Etat rêverait d’un état sans rave" (Almaric). Il en a des rêves, l’Etat, dis donc ! Je savais pas.

Voilà comment en lisant les journaux, j’ai pris un coup de vieux : la rébellion, comme la nostalgie, n’est plus ce qu’elle était….

Remarquez, on est toujours l’emmerdeur de quelqu’un. Après la série de représentations de Salins, en attendant ma fille à l’arrivée du bus, une voisine venue chercher son gamin, appuyée sur la poussette de son dernier, m’interpelle :
- Ben dis donc, vous prenez toute la place à Salins !
- Toute la place … culturelle ? essayai-je de plaisanter
- Non, mais à cause de vous, ce matin, une collègue a eu une amende : il n’y avait plus de place dans son parking habituel, alors elle s’est garée n’importe où et elle a pris une prune…

Bon, et ben, on va essayer de marcher tout doucement vers une fontaine…

Bise à tous, amusez vous bien.

Le 14 mai 2003
Bernard Kudlak

PS : au fait, j’ai pas eu à acheter de crécelles....