Journal de février (extrait n°12 du 7 février 2003) par Bernard Kudlak

Jeudi six février. Nous sommes dans un bureau sous la neige à essayer de bosser avec les métronomes (cf "extraits n°5" de ce carnet de création).
Pas facile de trouver des graminées et des fleurs dehors par cette saison. On prend les restes de ce que l’hiver nous laisse.
Le chapiteau se monte lundi à Salins les Bains, et nous commencerons à y répéter la semaine suivante. Des artistes nous rejoindront ensuite pour montrer leur travail.
Comme un enfant qui naît au sein d’une tribu, l’arrivée d’un ou une nouvelle artiste dans une troupe porte en elle la gloire et la perte du groupe. Nous portons cette information en nous profondément. Toute personne qui doit franchir le seuil d’un groupe l’éprouve.
Et l’épreuve initiatique est là pour conjurer le mauvais sort. Et que le "bon" rentre.
Et quand on parle casting, le rappel électrique de ce constat fait quelques étincelles…

Vendredi sept février. Bonne matinée, à l’heure du café, devant ma fenêtre, un magnifique Gros Bec, un gros oiseau fauve et noir, comme le dessin d’un masque chinois. Un cousin des cousins pinsons, pinsons du Nord et pinsons des arbres. Il ne quitte sa forêt et ne vient au nourrissage que lorsqu’il y a de la neige.
C’est l’hiver qui nous offre la beauté.
Et c’est pas fini : dans mon bureau, la fenêtre ouest donne sur un champ bordant la rivière qui coude à angle droit vers le nord, derrière laquelle, après les anciennes vignes, court la forêt. Au beau milieu du champ enneigé, ce matin, un renard, habillé en hiver, un gras goupil à découvert, fouissait le sol gelé le long - je suppose - d’une galerie de campagnol.
Si tranquille, si quiet, que j’ai eu le temps d’aller chercher mes jumelles et de rester un bon quart d’heure, à contempler sa belle robe brillante, son opulente queue touffue, blanche au bout, et les traits noirs dessinés sur sa gueule fauve mastiquant les rongeurs.
Blanc, fauve et lignes de noir. Couleurs du gros bec, couleur du renard.

La radio, l’humanité civilisée, elle, m’offre sa brutale imbécillité : une petite frappe inculte, un cow-boy mal élu des états unis d’Amérique du nord, un petit soldat, un valet de l’industrie pétrolière, va faire la guerre du pétrole en Irak.

Je n’arrive pas à m’empêcher de penser que l’Amérique blanche fait la guerre à l’Irak parce qu’il est indécent que là-bas, en Irak, nos civilisations, et l’écriture, et l’agriculture y soient nées il y a dix mille ans.
Le monde serait né il y a six mille ans : c’est enseigné dans certaines écoles du Texas, car la Bible le dit dans "la genèse". Collin Powel a les preuves !! Il va donner une leçon à ce pays menteur.
Babylone, même, ce pays, si ça se trouve.
Il va pilonner Ur et Jérimadeth et réveiller, ce con, Booz endormi.
Vu d’ici, pour le Cow-boy c’est : "G. rime à dadais".

Achevée, l’année Victor Hugo, comme on le sait. Mais citons-le encore, puisqu’on a commencé ! "La légende des siècles" commence comme ça :
J’eus un rêve, le mur des siècles m’apparut.
Plus loin ceci :
(…)Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,
Comme à perte de vue, une façade noire.

Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Se dressait, escarpé, triste, informe.
Où cela ? Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.

"J’eus un rêve" dit Totor.
"I had a dream" dit Martin Luther King.
"Dream is over" dit John Lennon.
"Game is over" dit Djordge Bouche, répondant non pas à Victor, mais au monde entier et à Saddam l’Ignoble.
Game is over !! C’est ce que disait la voix du maître du monde à la radio chez Pascale Clark ce matin. Et la voix de Boris Cyrulnic en boucle - enregistrement d’une émission de la semaine passée - répondait :
"Qu’est ce que ça peut faire ? Aucun sens ! Zéro ! Il faut senser. Les hommes souffrent en temps de guerre et se font souffrir en temps de paix. Il faut comprendre pourquoi cette violence absurde. Si la violence reste absurde, on est sûrs -tous- d’être fracassés."
La semaine dernière, en lisant "le murmure des fantômes" de ce dernier, dans le train qui me menait au "Festival mondial du cirque de demain", je me confirmais que l’existence du Cirque Plume était due -en partie- à un phénomène de résilience. Je le savais avant.
Ce matin j’ai décidé qu’il y aurait encore des jeux d’ombres dans le prochain spectacle du Cirque Plume, mais ça n’a rien à voir.

Je vous embrasse avant que le monde ne s’embrase.
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,
Comme à perte de vue, une façade noire.

Le 7 février 2003
Bernard Kudlak