L’atelier de confection (extrait n°27 du 20 janvier 2004) par Bernard Kudlak

Lundi 12 janvier 04.
Coup de fil de Martin, un de nos acrobates de "Plic Ploc" : il est à Besançon où il joue "Les Sublimes". Mais disons plutôt, où il ne joue pas : il m’appelle pour trouver un kiné, il s’est fait mal au genou.
Blessure consécutive à la fatigue des nuits blanches, dues aux attentes d’avion, au métier d’acrobate. Mais pas trop grave, il m’assure que dans un mois et demi pour le début des répétitions, tout ira bien.
Je le crois.

Je suis passé voir Nadia, pour les costumes, dans son atelier mignon à Besançon, comme un atelier sorti de "Le rouge et le noir". Le petit séminaire n’est pas loin et les fenêtres de l’atelier, au rez de chaussée d’un hôtel du 18ème, donnent sur la rue. Les plafonds sont décorés de moulures anciennement prestigieuses. Univers.
Univers. De couleurs, de touchers, de voirs (oui au pluriel : un voir, des voirs, tu vois ?). D’odeurs également et puis les tissus c’est toujours un peu vieux : des milliers d’années, chacun, on le sent à chaque fois.
En empoignant des beaux rouges, des garances, j’ai la mémoire de ce que je n’ai jamais vu, les mains rouges des teinturières, les pantalons et le sang de la guerre.
Les mains des teinturières et le vent dans leurs fichus.
Dans les bleus, des goûts de pierre.
Dans l’ambre, le thé.
Dans les tulles et la soie, le son des pas de chameaux, la musique du vent et du sable. Les caravanes.
Dans l’indigo, l’infini de la mer après le crépuscule.
Les blancs, la lavande et les draps. Les longues langues ivoires qui sèchent au soleil, et une musique de battoirs au lavoir… Lavandières.
Métiers Jacquard et guerre des canuts. Les tissus.
Les tissus sont des livres que nous n’avons pas encore lus et que nous connaissons par cœur.
Les tissus sont comme l’écume des voyages.
Nadia crée des costumes de spectacle et les costumes des spectacles sont taillés dans la matière des songes, des rêves, des espérances, dans le sang du voyage, des récits et du commerce.
En couleurs, les tissus des costumes de "Plic Ploc" : elle m’a montré le nuancier et les couleurs choisies, puis la direction de son travail.
Pour la réalisation, nous créons un atelier de confection à Salins les Bains dans les anciens bureaux de la mairie mis à notre disposition. Le travail commencera dès février. L’équipe (couturières, monteuses, coupeuses) est la même ou presque à chaque création. Nous nous retrouvons tous les trois ans pour vivre ensemble une nouvelle aventure.
Mais pour "Plic Ploc", seule Anne revient : Martine est chef de l’atelier coupe à l’opéra de Genève et Julie n’est pas libre. Elles seront remplacées par Elsa et Guillaume (ce dernier a déjà travaillé pour nous, à l’opéra de Nice, pour les costumes du "Jongleur de l’arc en ciel").
Séance d’essayage, traits bleus sur les patrons. Sourire de ces dames. "Tu veux un thé ?", "Va dire à Machin de venir essayer"…
C’est bon comme un corsage de nourrice, un atelier de couture. Comme des nichons. Et puis on se déshabille (surtout "nous" !) devant des dames qui nous rhabillent et qui nous tripotent en souriant. Et les épingles dans la bouche ? Qui n’a pas été fasciné par les épingles dans la bouche ? Autrefois, nos mamans, nos grands-mères, fabriquaient nos habits, elles avaient des épingles dans la bouche et nous, fallait pas qu’on bouge. C’était impérial comme impression. Comme recevoir une médaille ! Mystérieux et très dangereux, les épingles dans la bouche. Surtout qu’en plus, les mamans, elles, elles arrivaient quand même à parler.
Dans l’atelier de couture, il y a un poêle à bois qui ronronne.
Il y a toujours eu un poêle à bois. Tu t’en souviens ?

Jeudi 15 janvier 04.
Nous sommes allés travailler avec l’équipe de l’Etablissement Public du Parc et de la Grande Halle de la Villette, chargée de la programmation des spectacles. Pour parler, négocier, les conditions de notre passage à la Villette, à Paris, au cours de l’année 2005.
Bon travail.
La vie vous réserve des surprises en permanence : j’ai, au cours de cette réunion compris, de façon précise et nouvelle, combien notre gestion rigoureuse et sans tabous (celle de Dom) était spécifique et inhabituelle dans ce milieu du spectacle. Et senti la particularité de notre compagnie dans ce domaine : calculer les charges de structure, les intégrer au coût du spectacle, faire des prévisions artistiques, politiques, financières, budgétaires, les chiffrer et se donner les moyens de les mettre en œuvre. Les projets font partie de la gestion quotidienne de la troupe. Faire de la politique c’est prévoir, et l’important c’est de durer. J’ai pensé alors que cette politique pourrait intéresser bien des compagnies. Que nous devrions promouvoir ce modèle.
Nous travaillons comme cela depuis longtemps, mais j’ai éprouvé ce jour combien nous n’étions probablement pas nombreux à le faire. Certes, cette méthode n’est pas très monnayable en terme de romantisme (j’avoue qu’au début ça m’a gêné !) et le romantisme est parfois plus important que le réel, tant l’image du vrai, souvent est confondue, voire préférée, avec le vrai. Et le vrai, dans cette partie de l’histoire, est que cette gestion nous donne une liberté incroyable.
La liberté incroyable, c’est rudement important.

Puis avons bu un pot et papoté avec nos amis des Arts Sauts, bien éprouvés par la perte de leur structure, un cône, déchiré par un vent fort mais pas violent, à Lausanne, chez nos voisins. La tempête, c’est quand il faut tenir une troupe quand une catastrophe lui tombe dessus et que tout tangue de partout. La fragilité de nos entreprises est telle que dès qu’arrive un problème, les ennuis financiers cascadent comme dans un jeu de dominos, mais
également des offres de solidarité. La combativité des Arts Sauts est forte et la compagnie repart tout debout. Chapeau les amis, vous m’épatez !

Le soir, conférence de presse de la nouvelle direction du CNAC.
J’ai pris des notes sur mon carnet de moleskine (la classe : comme le papa de San Antonio !), assis derrière (j’étais sacrément en retard). L’assemblée, sage comme une limace (expression de notre grand-père polonais dont le français était de cette eau-là), écoute l’orateur qui parle d’itinérance, de nomadisme.
Entre les collines des têtes, montent des volutes de fumée comme des campements d’indiens bavards au crépuscule, et au fond, les orateurs derrière une table prennent tour à tour la parole.
J’ai noté que la direction de l’école dit que le CNAC travaille (désormais) pour la profession. Désormais, je crois que c’est moi qui l’invente.
A côté de nous, dans le chapiteau, les artistes, élèves sortant de l’école, se préparent à la représentation qui suit la conférence de presse, on entend une flûte claire faire des trilles.
Le directeur présente un "acteur connu" qui donnera des cours à Châlons. Cet acteur (je n’ai pas entendu son nom), dit qu’il est surtout écrivain et qu’il travaille dans un laboratoire, virtuel, spatial, technologique et physique. Il dit que, dans son laboratoire de recherche, il veut secouer et agiter des acteurs pas acrobates et des acrobates pas acteurs. Il dit que c’est les humains qui l’intéressent. "Comme pour nous" je pense, et l’acteur écrivain répète que c’est les humains qui l’intéressent juste au moment où je copie cette phrase qu’il avait dite avant. (On va pas vite avec un stylo dans mon carnet). J’ai pas pu m’empêcher de penser que les crédits à la recherche sont menacés en ces jours de menaces des crédits du non rentable immédiatement, mais ça n’a rien à voir.
Bon, la nouvelle direction de l’école cherche ses marques et c’est bien normal. Au sujet du spectacle que nous verrons dans la soirée, Jean-Luc Baillet (codirecteur) nous dit qu’il y a quelques dragons qui rôdent, chaque année, autour des spectacles du CNAC. Bref, il a le trac : il est passé "de l’autre côté". J’ai noté sur mon carnet que le dragon est devenu princesse. Tout change et c’est tant mieux.
N’étant pas critique, je m’abstiendrai de commentaire sur le spectacle.
Un, cependant, sur la démarche de la nouvelle équipe : elle me plaît d’avantage, dans son principe, que celle, prétentieuse, tentée précédemment.
Après le spectacle, on boit un coup. Avant aussi. Ah la France…

Vendredi 16 janvier 04.
Buffet de la Gare de Lyon à Paris : je croise Martin qui avec ses amis comédiens et danseurs, arrivent du train de Besac et se préparent à repartir pour Montréal dans la journée. Son genou va nettement mieux. Les artistes sont un peu inquiets d’arriver dans une surcongélation (Moins quarante degrés gèlent le pays : le climat fait des performances !). Je suis un peu plus rassuré de voir le genou de Martin se plier entre les tables et les bagages.

Mardi 20 janvier 04
Fin de journée : dentiste et papa-taxi parce que les cours finissent avant l’heure de la sortie et la danse après.
Le rural, c’est l’auto obligée.

Nous avons travaillé sur les préparations scénographiques avec Jean-Marie, c’est assez simple, sur les accroches, le grill, les rideaux, de façon à fabriquer ce dont nous avons besoin pour les répètes. Et prévoir également un montage qui soit le plus simple et le plus rapide possible.
Puis décidé au vu des paramètres que le montage devra se faire en deux jours. Tu comprends pourquoi des fois on a des angoisses, quand on vend un spectacle pas encore monté !
Nous approchons des répètes et chaque jour l’air est légèrement plus épais que la veille.
Il faut à la fois préparer et se préparer à ce marathon-là. Etre actif tout en emmagasinant de l’énergie.
Robert travaille beaucoup et Brigitte commence à répéter ses partitions. J’ai écouté 5 musiques ou éléments musicaux. : ça chauffe, c’est du beau travail.
Notre nouvelle façon de travailler me réjouit, chacun a emmené du travail à la maison et le spectacle avance côté technique. Régis prépare tous les petits accessoires, cherche les mieux adaptés au spectacle, et Jules qui a fabriqué le plancher continue la fabrication des éléments plus lourds et des structures.
Plus on avance vers les répétitions, plus j’ai de difficultés à écrire. Par manque de temps mais aussi à cause des fuites d’inspiration qui partent vers "Plic Ploc". C’est curieux.
J’aimerais parler de la liste électorale de mes amis de l’Unité en Franche-Comté mais je n’arrive pas à être clair par écrit, je vais les appeler et parler avec eux, c’est plus facile.

Je vous laisse : il faut que j’aille chercher ma gosse à la fin du cours de danse.

Je vous embrasse. Merci de m’offrir l’envie et l’occasion d’écrire ces lettres qui me donnent beaucoup de plaisir et plus si affinité. Atchao.

Le 20 janvier 2004
Bernard Kudlak