Le train (extrait n°14 du 8 avril 2003) par Bernard Kudlak

Le 30 mars 2003 dans un train :
La période de répète achevée, nous repartons en tournée : beaucoup de train en perspective, donc du temps pour vous écrire.

Je lis pas mal de choses, grappillant ici et là dans des ouvrages déjà digérés par d’autres.
Plutôt genre extraits que œuvres, pour la philosophie : avant de me réjouir de Montaigne dans le texte, la salive m’est venue en parcourant un recueil d’aphorismes.
Bref, je suis un peu comme un politicien qui farcit ses discours de citations tirées d’un dictionnaire de la même eau, et qui, citant un auteur célèbre inconnu de lui, chercherait à le connaître.

Donc, chemin faisant pour rejoindre le Cirque Royal de Bruxelles où nous jouons "Récréation", je parcours un petit livre d’aphorismes intitulé "Insultes", tirés de l’œuvre d’Arthur Schopenhauer.
C’est très chouette.
Il me fait penser à Cioran et à Brigitte Bardot, et je l’imagine avoir le physique de Lautrec, ce qui n’est pas sympa, ni pour Lautrec, ni pour lui, et encore moins pour l’image que je me fais de moi…mais il est un fait : à le lire, c’est cette représentation qui s’offre à moi.
Misogyne au dernier degré et misanthrope à celui d’avant, farouchement contre le monothéisme et l’imbécillité humaine, il nous régale de perles du genre : "Les autres parties du monde ont des singes, l’Europe a des Français, cela se compense !"
C’est dire que quand il dit ne pas aimer les imbéciles, il en connaît un rayon.
Mais il aime les singes et les chiens particulièrement…

Stop aparté : dans un interview, à propos de sa collaboration avec Zingaro, Boulez à qui on demande "Aimez-vous les chevaux ?" répond "Oui, j’aime les chevaux… tout autant que les hippopotames…". Waaaouh ! !… Là chapeau ! Jusqu’ici, je ne l’avais entendu que dire des conneries sur le jazz. Du coup, je vais aller acheter un de ces disks dodéconnantphoniques.

Revenons à Schoppy :
J’éprouve de la colère quand il parle haineusement des femmes, ce petit merdeux aigri, mais de la curiosité quand, en 1851, il dit des américains : "En dépit de la situation de prospérité matérielle du pays (les États-Unis d’Amérique), que trouvons-nous comme sentiment prédominant ? Le vil utilitarisme avec sa compagne inévitable, l’ignorance, qui a frayé la voie à la stupide bigoterie anglicane, aux sots préjugés, à la grossièreté brutale (…), l’escroquerie politique abominable d’une province voisine, suivi de raids rapaces sur son riche territoire, raids que son chef de l’état cherche ensuite à excuser par des mensonges que chacun dans le pays sait être tels, et dont on se moque."
Bref, ajouter à cela qu’il râle (aux deux sens du terme) contre ses collègues philosophes plus chanceux que lui… Un régal. Hegel, surtout, lui file des boutons.
Avec Cioran, on peut également se réjouir en lisant cette naturelle méchanceté du pessimisme le plus profond, mais on ne peut guère lui pardonner de ne s’être pas mis une balle dans la tête ou de ne pas s’être pendu par le cou…Sa mort, vieux et dans un lit, vient démolir tout son baratin… Ce qui par cette démonstration répugnante renforce sa théorie : on ne peut faire confiance à personne. Belle logique.

Quand à Brigitte Bardot, elle est, comme ces deux cons là, méchante avec certains humains (les "trop pas assez français"), et toute attendrie par l’espèce animale, qui au moins ne vient pas la contredire quand elle parle de l’émigration. Du coup, elle fricote avec une idéologie pour qui " homo homini lupus "* est une loi naturelle.
(* j’adore les citations latines : la pédanterie est le seul luxe des autodidactes !)
Si l’homme est un loup pour l’homme, la Brigitte a au moins une raison d’aimer l’humanité.

D’accord… Mais qu’est-ce que tout ceci a à voir avec la création de "Plic Ploc" ?
Les questions.
La jalousie.
La place de chacun dans le groupe humain.
La place de "Plic Ploc" dans la création contemporaine.
Les zumains.
Les reconnus - d’artistes, et les pas.
La connaissance et la reconnaissance.

A chaque création, nous nous posons des questions pour agir.
Mais également, des tiers : vous, vers qui j’écris ces lignes, qui nous questionnez pour décider d’accompagner, ou non, nos agissements (on appelle ces tiers coproducteurs ou programmateurs).
Et ces questions questionnent. Sur notre identité.
Et au passage, elles parlent également de l’identité du questionneur, et/ou de la recherche d’identité du questionneur. Forcement, on ne peut pas y échapper.
Souvent ces questions, pour le cirque du moins, tournent autour des interrogations formelles de renouvellement, ou, fondamentales, du sens d’un spectacle de cirque, et partant, de définitions d’une œuvre d’art.
C’est certain qu’on n’en sait pas plus que vous. Mais nous avons une opinion sur l’un et l’autre. C’est le moment pour le "journal de la création" d’en parler.
La philo, ça donne envie.

Le nouveau, la nouveauté : absolu fantasme de nos contemporains. Il faut du nouveau, partout et en permanence.
Du nouveau en permanence ! Cela ressemble à un oxymore, non ?
Nous sommes confrontés en permanence à cette demande de nouveauté. D’ailleurs, il se peut qu’artistiquement nous vieillissions un jour (Serions-nous comme le commun, nous aussi ? Avouez que c’est décevant !) et alors fi de la nouveauté, du renouvellement . Les cellules en grève, les neurones en chute libre, la peau en plis… signe évident de l’arrêt de la nouveauté. Cellulaire pour le moins.
Il nous faudra nous cacher, voiler ce vieux pli, plier cette vieille voix et partir… s’évanouir du vivant.
Notre société ne supporte plus ce genre de perspective du vivant. Alors : du nouveau !!

Faire un vrai point sur la vraie nouveauté dans le domaine du cirque nous amènerait à des désillusions. Laissons cela à nos successeurs.
Et le nôtre, de point ?
Nous ne voyons rien de nous, qui sommes si voyants des autres. Notre clairvoyance laborieuse, c’est l’histoire de la poutre et de la paille, mais ça n’a rien à voir avec la philanthropie de l’ouvrier charpentier (un peu décevant ce genre de blague, Madame la Comtesse, dans une prose de cette qualité ? Non, non, ça soulage !).

Pour l’heure, en ce qui concerne la nouveauté, cette création emprunte des chemins formels que nous découvrons, mais pour l’essentiel, "Plic Ploc"… c’est du Plume.
Et je pense que l’intérêt de cette prochaine création n’est pas dans les nouvelles portes que nous pourrions ouvrir (en avoir ouvert une dans notre carrière n’est déjà pas si mal !), mais dans la continuité d’un travail qui s’obstine à durer depuis plus de vingt ans.

Bien sûr, ça fait moins Picasso. Mais lâchez les artistes, avec Picasso !
Ce pervers familial fait mouiller la bourgeoisie depuis 100 ans (Bourgeois : ceux qui comptent - dans le paysage et leur fortune - et décident).
Ça fait 100 ans que la bourgeoisie se condamne à chercher le nouveau, comme un cochon truffier en automne, pour se pardonner d’avoir laissé passer Van Gogh et Gauguin, aujourd’hui idoles planétaires, dont le culte (et à travers celui-ci, le culte de l’argent) ne faiblit pas.
Elle s’est bien rattrapée, avec Picasso, la bourgeoisie. Et lui a tout compris, tout donné, tout pris à cette dernière. L’illustration suprême était qu’un chèque signé de lui prenait valeur d’œuvre d’art.
Ce concept intéressant est-il fidèle à l’art occidental de nos cinquante dernières années ?
Il vaut bien l’urinoir à Marcel.
C’est une farce. Une méchante farce dont le maître est la pensée nihiliste.
L’art n’est rien : il n’est que la décision de celui qui décide. Ainsi en décide un petit monde.
L’art n’est rien. Le découvreur est dieu, et le marchand son prophète.
L’art n’est rien. Car un piano en équilibre sur une poubelle n’est de l’art que si une personne, qui n’est pas l’artiste, le décide.
Nous voici revenus aux bon temps de la gloire du commanditaire. Chacun ayant l’espoir de créer un Picasso (comme on "crée" une grotte Chaumet), chacun voulant être un bon docteur Gachet, pour soigner son angoisse de la définitive disparition.
Une religion chasse l’autre.
Voir la fortune posthume de Marcel Duchamps, farceur génial dont les concepts sont enseignés dans des écoles. Bien joué ! Et pour une repremière guerre des tranchées aux élèves des beaux-arts qui apprennent ces concepts de 2 à 3 en cours de dadaïsme, on voit ça comment ?
Mais la vie est forte et va nous sortir de l’officiel avec génie, et les futurs générations en feront une institution. C’est comme ça qu’on est, nous zautres, les zumains. Cela n’empêche pas les productions d’œuvres, ni d’aimer ou détester ceci ou cela. (Ni d’apprendre, comme le conseille Michel Onfray, comme on apprendrait le chinois).
Sans importance. Ce qui est important, c’est l’identité qu’on choisit de se donner, que l’on soit zindividu, collectivité ou nation. Et nos vrais actes, nos vraies décisions font la différence.
D’autant ça n’empêche pas d’aimer l’art ! Et alors ?
Rien !
Donc philosophie et pensée.

Mais je parle peu de cirque, j’en conviens.
C’est dingue combien je manque d’idées pour parler de l’évolution de notre mineur "art du cirque", et je fais comme tout le monde, je le compare à l’histoire d’autres arts. Ce qui, quand je le lis ou quand je l’entends ailleurs, a le don de m’énerver.

Allez promis : lundi, jour de relâche, je visite "ARTBrussels", une grande foire d’art contemporain, dans les locaux du Heizel…

Un petit dernier avec Arthur, philosophe considéré (me dit mon livre) comme "rien" de son vivant, et comme "peu" ensuite. Mineur.
Conversation en l’an 33 de J.C. "Eh bien ! Savez vous la nouvelle ?" - "Non. Que s’est-il passé ? " - "Le monde est sauvé" - "Que dites-vous la ?"- "Oui, le Bon Dieu a pris la forme humaine et s’est laissé mettre à mort à Jérusalem. De ce fait, le monde est maintenant sauvé et le diable joué." - "Mais c’est tout à fait charmant."
in "Parerga"

Prochaine question pour la semaine suivante : Pourquoi, quand on rigole, c’est pas sérieux ?

Atchao !! T’as vu, j’ai presque pas parlé de la guerre, ça ne vous manque pas ?

Mardi 8 avril 2003 à Bruxelles :
Hier, nous sommes allés à "ARTBrussels" : y’a des trucs bien, d’autres moins… Quand on regarde l’ensemble, après 2 ou 3 heures de piétinements et de regards, on se demande à quoi, à qui, pourquoi, et pour qui s’adresse toute cette peinture… Quand Bach composait, sa musique était une figure de Dieu, c’était plus simple….Pour tout dire, rien dans l’expo ne m’a surpris ou étonné, mais quelques œuvres m’ont touché. Ça sert à ça, aussi…. Je me sens moins plouc dans notre cirque après cette visite, ça vaut le coup….
Très peu d’urinoirerie à la Duchamp, un peu décevant : je vais apparaître comme mauvaise langue…

Salut et fraternité.
Le 8 avril 2003
Bernard Kudlak