Où l’on parle d’une lettre du 6 septembre à la place d’un martin pêcheur (extrait n°19 du 16 septembre 2003) par Bernard Kudlak

Théâtre Maaspoort, Venlo, Pays Bas le 16 septembre.

Voilà qu’il se passe un évènement inattendu :
Le mouvement des intermittents du spectacle, ou plutôt le mouvement des professionnels du spectacle, est venu faire la grève dans mes carnets de "Plic Ploc", avec occupation des locaux. Occupation des logos. Et revendications bruyantes.
Bref, au lieu de continuer mes promenades littéraires, je passe mon temps à écrire et réfléchir sur nos problèmes.
Je voulais vous dire la surprise, qu’au détour d’une promenade, un colchique, m’offrit, à la fin de la canicule, par son annonce d’automne… Et voilà que je dois préciser notre position pour le collectif d’intermittents de Besançon.
Pendant ce temps, dans mon ordi, comme les intermittents sont chez eux, je vous oublie, et j’écris pour ce mouvement, et puis le temps me manque pour vous parler d’un martin pêcheur de ma connaissance.
Grand intérêt pourtant.
Et le collectif d’intermittents de Caen nous envoie un message peu sympathique, pleine d’inquisition et d’injonctions : sûrement qu’ils ne le font pas exprès, la détresse détourne les formes, mais quand même… (A lire, si cela vous intéresse, sur le forum du site de notre compagnie). Je voulais vous en parler pour le jour de la rentrée de mon martin... Enfin le lendemain.
Puis je réponds à Franck, un artiste de notre région, qui veut mettre le feu. Livchine lui a déjà répondu, brillamment, me too hier (à nous deux, c’est le troisième âge de la république des arts qui parle à la France de demain ! Non je déconne...).
Alors là maintenant, je vous l’écris, mon martin pêcheur !! (ouf) :
Le lendemain de la rentrée des classes, au matin, je me lève, j’entre dans la cuisine préparer le petit déj de mes filles, et sur la balustrade de la petite terrasse d’en face, assis, enfin posé plutôt, lumineux et hallucinant de couleurs, dans le gris matin d’une journée de nuages, un martin pêcheur. Messager du jour.
Un poème à plume, posé sur la barrière.
Il y a dix ans en arrivant sur les bords de la Furieuse, j’avais écrit ce petit poème : "Le martin pêcheur est un train de rivière qui siffle chaque fois qu’il passe", et voilà qu’il me rend visite. Mais ce n’est pas tout : pendant l’été, lui ou son frère, par deux matins consécutifs, est venu essayer de piquer les dessins en vitrail que les enfants ont fabriqués, puis collés, sur la baie vitrée pour que les oiseaux n’y viennent pas s’y fracasser la vie. Le martin pêcheur est sur la barrière, il fonce sur le petit dessin transparent et coloré, dans l’intention visible d’en faire son repas, et ne pouvant le pêcher, il repart. En sifflant. Je n’ai pas vu ça, c’est ma belle-sœur en vacances à la maison qui l’a vu deux fois de suite. Le monde appartient à celles qui se lèvent tôt !!
Voilà ce que je voulais vous écrire au plus vite, mais à la place, j’ai écrit ceci :

6 septembre 03.
Je rentre d’une réunion, d’une assemblée générale des professionnels du spectacle de Franche-Comté. Intermittents et permanents, enfin tous les gens du métier qui peuvent être là : c’est très intéressant, le désarroi est palpable, la colère et la révolte s’expriment souvent (la colère est utile pour sentir et réunir ses forces), de vraies réflexions aussi...
Pour ma part le sentiment qui s’empare de moi est l’incompréhension.
Je suis dans l’incompréhension.
Je le dis à une amie, qui m’appelle, juste au moment où j’écris "je suis dans l’incompréhension". Tout de suite, elle me parle d’une émission de télévision sur l’hôpital qui l’a marquée sur "Antenne 2" hier (je sais, ça a changé de nom, cette télé, mais dans ma maison de retraite tout le monde dit comme ça !!). "Tu verrais ça !" Me dit mon amie... J’en croyais pas mes yeux : on habite plus dans un pays civilisé !!".
Hier, mon frère Pierre me dit : "Le pays marche sur la tête !!".
Bon ! On peut voir qu’il y a des problèmes, et que chacun à une idée différente pour les résoudre.

Je ne comprends pas qu’on puisse croire résoudre une question comme l’intermittence par de l’arithmétique, vouloir changer le système sans aucune concertation, alors que c’est depuis si longtemps le cadre du fonctionnement du spectacle vivant, sans que cela ne dérange personne, et même avec l’encouragement des rouages de l’Etat pour que ce fait soit (un système entériné de fait par l’Etat).
Au lieu de faire une réflexion, on fait une arithmétique de débiles, et on pond un accord vite fait (en mathématique, la recherche de la "modélisation de l’intermittence" mena Mandelbrot à inventer la "théorie du Chaos", c’est marrant non ? Mais je m’égare !). Accord que la CFDT, au nom d’une politique qui est la leur, signe. Comme des cons, faut le dire.
Depuis que j’ai écrit un petit texte pour dire que tous les actifs du pays (et pas que les cotisants aux ASSEDIC) devraient payer pour le spectacle vivant, je reçois des lettres de militants CFDT qui trouvent que c’est une bonne idée. Là-dessus, je suis d’accord avec eux.
Mais ils n’auraient pas dû signer cet accord bancal de partout, pas avant une grande concertation sur un changement de financement du spectacle vivant (je ne parle pas de la vidéo et cinéma, je ne sais pas…).

Reste que la vraie responsabilité de cet état de fait est celle de chacun d’entre nous : Etat, employeurs et salariés. Je veux dire la responsabilité de n’avoir pas voulu proposer et changer les règles pour améliorer le sort des financements du spectacle vivant. Depuis dix ans. Nous avons tant eu peur qu’un changement se fasse à nos dépens que nous n’avons jamais ouvert de débats sérieux et constructifs. Nous ne le faisons que quand le bateau est en train de couler.
C’est toujours comme ça dans l’histoire humaine, nous n’y faisons pas exception.
C’est cette même raison qui fait qu’on ne fera rien pour la planète, car ce n’est pas encore assez visible qu’elle est en train de couler. Il est urgent d’attendre (alors on fait croire que le taux d’ozone mortel est dû au beau temps, et que les boulettes sur les plages sont dues à la tempête, comme aux infos à France Inter ! Jean-Luc, bon dieu, dis-leur que la pollution, c’est pas dû au beau temps, ni aux tempêtes, mais à l’hommo liberalus technologica !)

Mais cependant, nous, les artistes, avons raison d’avoir peur qu’un changement se ferait à nos dépens (et ce aux dépens des intérêts de notre pays). Car pour des raisons incompréhensibles, les dirigeants préfèrent saborder ce qui est une de nos spécificités : le service public.
Je ne comprends pas ce qu’on gagne à avoir un hôpital pourri par manque de personnel et de moyens, qui crève des coupes budgétaires qu’on lui impose (d’accord c’est pire aux U.S.A., notre modèle économique aux frontières indépassables… Et alors ?).
Je ne comprends pas ce qu’on gagne à laisser crever nos vieux parce qu’on coupe les budgets qui servent à l’aide des anciens les plus solitaires, démunis ou malades, qu’on coupe dans les budgets des maisons de retraite.
A quoi sert tout cela ? Vraiment ?
A quoi sert qu’on enlève des aides au logement à des personnes au chômage parce qu’ils se sont fait virer comme des chiens par des patrons voyous (pour ma part, ce n’est pas forcément un pléonasme) et qui peinent avec 3 ou 4 000 balles par mois (dans ma maison de retraite, on parle encore en francs !) et qu’on réduit un peu plus à la misère ? Ou aux étudiants, à qui on coupe les allocations logement en pénalisant les plus pauvres (mais les ministres se contredisent, c’est bon signe…).
A quoi cela sert ? Vraiment ?
Est-ce parce que les riches qui règnent sur le monde ont peur que leurs fistons dorés, avec de beaux apparts pour bien étudier, soient mis minables par les fils des pas riches comme eux, pour qu’ils les pénalisent tant ? Résultats concrets : ces derniers ne sont plus qu’une poignée dans les grandes écoles de notre république, et encore la plupart enfants d’une seule catégorie de ces moins riches qu’eux, les enseignants. Qu’ils maltraitent également avec philosophie… En restant ainsi entre eux, ils ne risquent pas la contradiction et l’invention. Sont-ils plus heureux comme ça ? J’en doute…
J’ai l’impression qu’ils haïssent les modestes et qu’ils veulent les faire payer. Pour imiter les Ricains de droite ?
Me dis pas ça, non. J’aimerais que ce ne soit pas cela.
Je suis dans l’incompréhension.
Parce qu’ils n’ont pas le choix, que les méchants de l’O.M.C. les y obligent ? Non, ils sont gentils, à l’O.M.C. : ils ont signé un accord qui donne le droit de fabriquer des pilules moins chères pour que les Africains ne meurent pas tous du sida… mais avec un protocole d’enfer qui fait que le temps d’apprendre, les industries pharmaceutiques américaines n’auront pas eu trop de perte par manque à gagner, faute de pouvoir mettre vite en place cette mesure. D’ici-là, on verra qui reste…
Alors, tout ce malheur, juste pour réduire des déficits ? Non, ce n’est pas la bonne réponse.
Je comprends que ce n’est pas pour réduire les déficits, ces mesures contre les plus modestes, parce que sinon ils ne baisseraient pas les impôts, ils les augmenteraient.
D’autant qu’avec le déficit record, on se met minable en Europe avec ça.
Par vengeance ? C’est absurde.
Par perversité ? C’est insultant, je retire.
Alors pourquoi ?
Pourquoi vouloir tout vendre de notre France à une idée qui s’appelle libéralisme ? Sauvage, brutal… Parce que c’est la mode ? Comme les marques dans un collège ?

Voilà sûrement une vraie piste : cette façon de penser et d’agir, c’est juste une mode, comme ça. C’est nouveau, nouveau, le libéralisme, hein ? C’est à la mode depuis peu. Les gaullistes étaient contre cette idée, il n’y a pas si longtemps, ils ont la mémoire courte…
Dans les réunions des maîtres du monde, le G8, nos élus doivent se tirer la bourre.
Je vois ça d’ici : Au théâtre ce soir, dialogues des maîtres du monde…
Djorje : - Ouah le ringard lui, il a encore un service postal public ! Tu privatises ou tu dégages, connnnaaaarrddd.
Jack : - Ma mère… elle veut pas me l’acheter le libéralisme dans la poste, elle veut qu’on puisse encore livrer le courrier aux vieux du fond des Cévennes… Elle est ringarde…
Djorje : - T’as ka le voler, Tony y fait comment lui ?… Tt’as vu ses hôpitaux publics, comme ils sont minables, c’est un vrai caïd ! Et les chemins de fer hein Tony ? Les chemins de fer, chez toi c’est la merde, salauds de pauvres… Tony y s’fait pas chier lui…
Jack : - On va vendre Air France, et La Poste et E.D.F. et…
Djorje : - Dégage Jack, tu nous casses les oreilles ! Reviens quand tu seras plus grand… Casse-toi, casse-toi… T’as même pas fait la guerre contre les arbis…
(Jack à part) - Je t’emmerde, Dabeuliou, je vais aller faire des discours à Johannesburg pour vous emmerder. Et pis je mettrai mon veto. Vos histoires de caïds, ça m’en fait rire une sans faire bouger l’autre.
(S’adressant à son valet de chambre) - Jean Pierre, merde ! Fais un effort pour ces cons, baisse les aides aux vieux, aux pauvres, aux hôpitaux, aux profs, aux retraités, aux artistes, et baisse aussi les impôts de 3%, ça les fera patienter les Anglo-saxons.
Jipé : - Y vont tous gueuler chez nous, tu les connais !!
Jack : - Justement ça fera des clients pour les sectes trotskistes, et comme ça, les gras du bide endormis du parti socialiste pourront se faire voir jusqu’à la fin des temps, pour revenir aux affaires ! (Il se ressert une corona) : - On est là pour 20 ans, te bile pas mon coco... A cohabiter avec Mi-truant, j’ai appris, mon pote… Il nous a fait assez chier avec les nostalgiques de la collaboration, Tonton ! A nous de les niquer maintenant avec les nostalgiques des goulags !
Jipé : - C’est chouette ça monsieur ! Euh on pourra faire du libéralisme autant qu’on veut ?
Jack : - Je m’en branle, avant j’étais pas pour, mais si ça t’amuse, moi j’ai ma tête de veau qui m’attend !
Jipé : - Bernadette ?
Jack : - T’es un comique toi, Jean-Pierre… Continue, tu seras président quand tu seras grand...

Je vois un peu les choses comme ça, le libéralisme : ils s’en foutent un peu, mais ils sont obligés pour pas avoir l’air con.
Toute cette misère pour 3 fois rien comme tunes, 3 fois rien…
C’est la seule explication que je trouve à ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays : pour pas avoir l’air con, au milieu de la bande.

Hé !! France Inter !! Aujourd’hui, vous avez fait un "Téléphone sonne" pour les marques dans les collèges, avec des psys et tout et tout. Vous voulez pas en faire un, de "Téléphone sonne", pour parler des dirigeants du pays qui sont en train de péter les plombs avec cette mode idiote du libéralisme extrême ? Avec des psys et tout et tout ! Nous, les parents, on ne peut plus rien faire… Etant gosse, j’ai vu ma mère pleurer parce que malgré les 57 heures de boulot hebdomadaires de mon paternel, elle ne pouvait jamais finir le mois, 10 jours avant le terme. Même en faisant des listes d’achats, qu’elle rayait au fur et à mesure pour pas dépasser le budget. De première nécessité. Sur un petit carnet, jour après jour, chacun marqué, puis rayé. Je l’ai inscrit dans ma mémoire, cette liste, plus ineffaçable qu’un tatouage maori sur l’épaule d’une ménagère de moins de cinquante ans. La liste.
Putain de liste.
J’ai les boules de savoir une dame, près de chez moi, qui travaille au SMIC, à tiers-temps, quatre mille balles par mois, pleurer devant ses 3 gosses parce que Raffarin lui a piqué ses allocations logement, en totalité, pour les donner au Baron Sellières sous la forme de 3% de ses impôts. Une fortune.

T’y comprends quelque chose, toi ? Le sentiment le plus fort en moi aujourd’hui, c’est l’incompréhension, et sorti de la caricature et de la rigolade, je vous jure que c’est vrai.

Je vous le livre tout net : c’est ce que j’ai écrit le 6 septembre à la place du martin pêcheur.
Et puis en même temps, j’ai repris l’entraînement pour aller aux Pays-Bas (d’où j’écris en ce moment, dans la loge, face aux miroirs éclairés par des néons, et même qu’il y en a deux qui ne marchent pas !). On joue dix jours dans le théâtre de Venlo, ancien poste frontière néerlandais avec la RFA.

Au beau milieu des Ardennes, à la "baraque de Fraiture", nous avons passé une autre frontière, en venant ici : la frontière entre l’été et l’automne, sous la forme d’un mur d’eau glacée (qui nous relie à "Plic Ploc") que nous pénétrâmes de l’étrave de notre automobile en se disant que nous venions d’arriver en Europe du Nord ("mon pays c’est novembre") passant ainsi sans transition de la canicule catholique à l’humidité calviniste…
Humidité calviniste, climat fertile pour la pensée libérale. Et justement, au lieu de vous parler des choses vraiment intéressantes pour notre vie, j’ai écrit sur le libéralisme dans notre métier.

Ça sera pour la prochaine lettre, je suis à la bourre.

Bises Bataves et salutations Meusiennes.

Le 16 septembre 2003
Bernard Kudlak