L’Humanité
4 avril 1991

Y a plein de bonheur

Karim Demigneux

JPEGIls n’ont pas d’animaux. Ils ont obtenu le Grand Prix national du cirque 1990. Ne vous en déplaise

Un certain Plume, les pieds en éventail et la démarche hésitante, soupire dans une sarbacane. Dans la nuit du cirque, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Alors, quand un panache blanc s’envole jusqu’au haut du chapiteau, on ne fait pas trop attention. Mais un dompteur nous rappelle à l’ordre, avec son fouet et ses épaulettes. Il a l’air sévère des gens qui d’habitude rigolent. Il donne du " clic ", du " tchak ", à des musiciens terrifiés aux regards de tigre. Il s’approche d’un trombone à coulisse. L’instant est grave. Le tambour roule. Il enfourne sa tête dans la gueule de l’instrument, en ressort vivant. Ouf ! de soulagement dans l’assistance. Cri de victoire du dompteur. Les enfants trépignent et déjà s’amusent. Alors la fanfare peut démarrer, pour une minute trente-cinq de bonheur, comme dirait Gainsbourg, mais renouvelée soixante fois.
Ils ont raison, les gens du cirque, de se donner en spectacle sous chapiteau. Mal assis, enveloppé de toile de bâche, un œil sur chacune des cordes accrochées aux poteaux, on part au bout du monde. C’est pourquoi ceux de Plume respectent les conventions. L’orchestre est au balcon, les poursuites lumineuses tapies au fond. Il y a aussi des clowns et des trapézistes, des écuyères et des funambules. La piste enfin est ronde et tout se termine avec une parade. Bien sûr, il n’y a qu’un chien et pas vraiment de lions, ni même d’éléphants. Bien sûr, le magicien a oublié de venir. Bien sûr, aucun fada ne lance de couteaux sur sa dulcinée. Mais qui s’en aperçoit ? Personne. Vous le demanderiez à la sortie, aux spectateurs aux mirettes écarquillées, qu’ils vous répondraient que vous avez tort. " Pas d’animaux ? Vous êtes sûr ? Il n’y a pas d’animaux chez Archaos qui les remplacent par des voitures et même que cela s’entend. Mais là, non, je n’ai pas remarqué. " Et puis cette histoire d’animaux, on s’en balance. Les Plume n’en sont pas moins cirque jusqu’au bout des ongles et beaucoup plus que Pinder, si vous voulez mon avis.
Nous en étions à la fanfare. Elle démarre et la musique fait tourner la piste. Une musique belle, écrite par Robert Miny, un des gars de la troupe. Une musique à mille lieues des clichés " felliniens " déprimants en diable. Une musique contemporaine qui épouse le jazz et s’acoquine avec le rock. Une musique qui trouve le temps de s’amuser, de se moquer d’elle-même et qui jette des fausses notes pour faire rire les enfants. Avec cette musique-là, on prend un pied pas possible. Même le Monsieur Loyal n’y peut rien qui se voit combattu par des rythmes africains. Pour lui, pas moyen d’en placer une. A chaque fois qu’il ouvre la bouche, un instrument lui coupe la parole.
C’est donc le tour de l’écuyère. Sa monture, un beau vélo flambant neuf, l’attend couchée au milieu de la piste. Elle s’en approche et comme pour un disque, fait tourner la roue. La musique du paragraphe précédent déboule bien vite, trop vite même car elle la ralentit en freinant un peu son pneu qui virevolte. Et elle s’en va pour un numéro de voltige de bon aloi.
Après, c’est un clown qui a perdu son nez. Il le cherche en ombre chinoise sur un rideau blanc mais il s’est transformé en point lumineux. Plus tard, ce même nez rouge imaginé par un projecteur deviendra boule de billard et deux géants joueront avec lui et la magie des éclairages. Les enfants retiennent leur souffle devant ces effets spéciaux de pacotille, de même qu’ils s’effraient plus du loup dans " le Petit Chaperon rouge " que des guerriers japonais de Dorothée. Là, une lumière vient chercher un artiste qui se laisse embarquer pour un tour. Ici, des projecteurs n’éclairent qu’une lucarne où se dévoilent les pieds en danseuse d’une funambule experte. Saluons donc Jean Tartaroli qui a conçu ces élégantes lueurs et parlons un peu de l’histoire de ce cirque extraordinaire. Né à Besançon en 983, il est passé d’une tente de 200 places à un bel ensemble accueillant 800 spectateurs. De même l’équipe, neuf mômes des rues à la base, s’est étoffée et comprend aujourd’hui trente personnes. Pendant longtemps, les héros de cette saga hollywoodienne - au scénario parfait - firent une des plus belles parades du festival d’Avignon, en concurrence pour la beauté avec celle de Zingaro. Certains s’en émurent et allèrent les voir sur leur île de la Barthelasse. D’autres oublièrent et se rattrapent aujourd’hui. Mais le succès fut constant et ils créèrent dans leur ville une école et obtinrent même le Grand Prix national du cirque il y a quatre mois.
Ils n’ont peut-être pas d’animaux mais un drôle de zigoto grimaçant, proche de l’Homme des cavernes, à peine apprivoisé et terrifiant pour les premiers rangs. Son dompteur, nu comme un ver, habillé seulement d’une coquille cache-sexe, s’en donne à cœur joie avec un fouet trois fois plus grand que lui. Et que je te fais passer dans un cercle en flamme, et que je te grogne à tout va. Soudain, la musique bascule, la piste se transforme en lac des cygnes. La bête est émue, le dompteur s’attendrit. Ils entament un pas de deux joli et on rit. On rit. Tout ça pour donner le mot de la fin, celui que tout le monde attend : poésie. Car bien sûr ça en est. Un concentré de poésie même, surréaliste et paillarde. Comme ce chien qui préfère chanter Sidney Bechet plutôt que de faire le beau. Comme cet acrobate qui nage le long de sa corde.